Le Divin ne s'offre qu'à ceux qui s'offrent eux-mêmes à la Divinité.
Sri Aurobindo


Toutes choses sont des déploiements de la connaissance divine.
Vishnou Pourâna, 2.12.39


Toute la vie est un yoga.
Sri Aurobindo, La Synthèse des yogas - I.




samedi 5 décembre 2009

JEAN HERBERT ET SRI AUROBINDO


JEAN HERBERT ET SRI AUROBINDO



Présentation aux préfaces de Jean Herbert

Après que Shrî Aurobindo m'eut accepté comme disciple en 1935, il m'a permis de traduire en français et de faire traduire dans d'autres langues tout ce que je voudrais de son immense œuvre écrite, autorisation qu'il avait jusqu'alors constamment refusée. En français il est ainsi paru à ce jour une douzaine de volumes de ses écrits philosophiques et yoguiques.
Jean  Herbert , préface de La vie divine

Jean Herbert fût un disciple de Sri Aurobindo et le traducteur officiel de son œuvre. Il accomplît la tâche ardue de traduire en français l’œuvre du Maître de Pondichéry et eut l'autorisation par Sri Aurobindo lui-même de le faire, comme en témoigne cet extrait de la préface à La vie divine :

 Lorsque Shrî Aurobindo posa sa main sur ma tête, il me donna ce que tout vrai grand Maître donne lors de l'initiation : montrer la voie précise à suivre, inspirer un désir intense de le faire et transmettre la force nécessaire. Sans doute fit-il aussi ce qui est plus exceptionnel, assurer que pendant le reste de ma vie je sois placé dans les conditions, matérielles et autres, les plus favorables pour m'acquitter de la tâche qu'il m'avait assignée.

Grâce à son travail l’œuvre de Sri Aurobindo put être accessible en français et diffusée pour les lecteurs francophones à travers la collection Spiritualité Vivantes que Jean Herbert avait lui-même fondé. Pendant longtemps la traduction en français de l’œuvre majeur de Sri Aurobindo La vie divine faite par Jean Herbert fût la seule disponible , et pour en avoir personnellement parcouru plusieurs, est à ce jour la seule qui soit la plus fidèle au sens du texte original. 
Les préfaces de Jean Herbert concernant chacun des ouvrages sur la transmission de l'oeuvre de Sri Aurobindo sont une extraordinaire synthèse de tout son enseignement, que Jean Herbert a su habilement porter à l’intelligence du lecteur. La préface de Métaphysique et psychologique est à ce titre la plus complète et la plus pertinente à mon sens pour saisir l'ensemble de l’œuvre, ce que nous comprenons au regard de ce qu'il nous en dit dans une des ses préfaces:

Dans les pages qui suivent, comme dans ma préface à Métaphysi­que et Psychologie, j'ai essayé de résumer, dans ses propres paroles, ce que j'ai pu assimiler de cet enseignement qu'il m'a donné, directement ou indirectement, par écrit, ou le plus souvent par des moyens plus subtils.

L'ouvrage lui-même est un excellent outils facile d'accès de part sa compilation extrêmement fournie et remarquablement classé en thématiques abordant de nombreux sujets sur la connaissance de l'univers, de la spiritualité , et de la vie dans de nombreux champs que Sri Aurobindo avait exploré.
Dans l’ensemble, ces préfaces sont une excellente manière d'entrer en la matière pour comprendre, saisir et assimiler l'essentiel du message de Sri Aurobindo. Elles sont restituées ici dans toute leur intégralité. Notons que Jean Herbert, en toute humilité, ne s'octroyait pas toutes les prérogatives en ce domaine, ce qu'il précise dans la préface La pratique du yoga intégral:

Si d'autres disciples apportent leur témoignage comme je l'ai fait, sans doute ne mettront-ils pas toujours l'accent sur les mêmes points, mais sur l'essentiel il ne saurait guère y avoir de divergence.


Soulignons pour conclure que Sri Aurobindo révisât lui-même la plus grande partie des traductions effectuées par Jean Herbert. Puisse la mise en ligne de ces préface être comme un hommage rendu à Jean Herbert et à son admirable travail de traducteur.





LA VIE DIVINE -Préface-

La Vie divine est l'œuvre essentielle de Shrî Aurobindo sur la métaphysique. Celle-ci repose chez lui sur son interprétation de ce qu'il appelle « l'ancien Vedanta », c'est‑à-dire essentiellement le Rig-Véda et les plus anciennes des Upanishads, à quoi il ajoute la Bhagavad-Gitâ (1). Mais elle ne s'appuie pas sur une simple analyse des textes ; c'est grâce aux expériences spirituelles par lesquelles il est lui-même passé qu'il redécouvre « la Lumière de l'antique et éternelle vérité conservée pour nous dans les Écritures védantiques », ces «artères de connaissance suprême, indicatrices d'une suprême discipline», et l'explicite au point de la compléter.
Shrî Aurobindo ne rejette cependant aucun système religieux, philosophique ou scientifique, spiritualiste ou matérialiste, ancien ou nouveau, hindou ou occidental. En eux tous il reconnaît des descriptions authentiques, mais partielles et «complémentaires comme le sont tous les opposés » de la vérité vue sur différents plans de conscience et sous différents jours. 
«Toutes les vérités, même celles qui semblent être en conflit, ont leur validité, mais il faut qu'elles soient conciliées en quelque Vérité plus vaste qui les intègre en soi; toutes les philosophies ont leur valeur... toutes les expériences spirituelles sont vraies ».
Il ne nie pas, comme le font les bouddhistes et les advaïtistes, la réalité du monde dont nous avons l'expérience. 
«Le phénomène n'est point phantasme, le phénomène est la forme substantielle d'une vérité». 
« Le monde n'est pas irréel au sens d'être dépourvu de toute existence ; car si même il n'était qu'un rêve du Moi, il existerait encore en lui comme rêve». Il est «une réalité dérivée et conditionnelle ».
Il ne rejette même pas l'explication matérialiste de la genèse de ce monde, genèse dans laquelle la matière est apparue la première, pour être suivie ensuite par la vie, puis par le mental. «La matière, dans notre monde, est la base et le commencement apparents ; dans les termes de l' Upanishad, Prithivî, le principe Terre, est notre base. L'univers matériel part de l'atome formel surchargé d'énergie... De cette Matière se manifeste la Vie appa­rente et, par le moyen du corps vivant, elle libère le Mental.»
Mais Shrî Aurobindo ne nie pas non plus, comme le font les matérialistes, la vision spiritualiste de la nature, du monde et de sa genèse. Pour lui, les deux théories peuvent être considérées «comme les éléments complémen­taires formant une seule vérité».
Entre la nature matérielle et le Divin sous ses divers aspects — y compris l'Absolu — l'âme individuelle, la pensée, entre les lois qui nous apparaissent comme régissant le monde et ce qui nous parait leur échapper, entre notre logique humaine et ce que l'on pourrait appeler une logique divine, entre l'unité et la multiplicité, il perçoit une continuité dans une parfaite harmonie.
C'est un corollaire de cette attitude que les oppositions jugées irréconciliables entre des couples de termes tels que l'Absolu et le Relatif, l'Esprit et la Matière, la Vie et la Mort, la Connaissance et l'Ignorance, correspondent en fait à des visions d'une même réalité sur (les plans diffé­rents et sous les éclairages diffé­rents ou à des stades diffé­rents de manifestation.
Pour Shrî Aurobindo selon la conception traditionnelle hindoue, il y a « l’origine » non-temporelle du monde, l’Absolu non-différencié (nirguna Brahman) et Sa Puissance de manifestation, Mâyâ, Shakti, qui, pour lui, n'est autre que Son aspect dynamique, Sa « force d'être qui manifeste son propre pouvoir en action ». C'est pourquoi, comme la Bhagavad-Gitâ, il admet, coiffant celle dualité première, au-dessus de l'Absolu et de la manifestation « à la fois au-delà de l'unité et de la multi­plicité », une entité primordiale, le Purushottama à la fois un et multiple, actif et non-actif, à la fois Être et Devenir.
Il n'envisage pas la création comme le font les chrétiens. « Nous pouvons parler de création en ce sens seulement que l’Etre devient en forme et en mouvement ce qu'il est déjà en substance et en état. » On peut comparer la création à partir de l'Unique à un acte de courage émanant d'un homme courageux ou à une guérison provoquée par l’utilisation d'une plante médicinale.
Le mobile de la création est la Félicité suprême, l'Ananda.
Le premier stade, qui n'est qu'une projection de l'Un dans le multiple, en est le triple-en-un Existence-Cons­cience-Béatitudes suprêmes (Sachchidânanda), « en qui n'est nulle distinction séparatrice » et qui constitue les trois registres supérieurs : 
Sat (existence), Chit (conscience) et Ananda (béatitude).
Dans le monde tel que nous le connaissons, on trouve aussi trois registres que l'on peut considérer comme des manifestations ou descentes à un niveau inférieur des trois registres supérieurs. Ce sont le plan matériel, le plan vital et le plan mental, qui d'ailleurs s'interpénètrent sur une grande partie de leurs étendues respectives.
Le passage des trois plans supérieurs aux trois plans inférieurs ne peut toutefois pas s'effectuer sans un « chaînon intermédiaire ». C'est un septième plan, le plan supramental ou « Gnose divine ». Et même entre ce dernier et les plans inférieurs il faut encore un intermédiaire. C’est le Surmental, qui «procède par une illimitable faculté de séparation et de combinaison entre les pouvoirs et aspects de l’Unité intégrale indivisible »; ce Surmental est le domaine des dieux que connaissent les diverses religions et qui « ne sont que des représentations limitées, des noms des personnalités divines de l'unique Ishvara ».
Du fait que les plans supérieurs sont descendus dans les plans inférieurs et les ont constitués, il résulte qu'ils s'y sont « involués », qu'ils y existent potentiellement en une « latence ineffable ». Et par conséquent ils peuvent, en sens inverse, en « évoluer ». « L'être, la conscience, la force, la substance descendent et montent le long d'une échelle aux nombreux échelons ». Le but de la création est précisément la remontée de ces plans inférieurs vers les plans supérieurs ou plutôt l'émergence en eux de ces derniers. En commençant par l'accès au plan supramental.
A côté de ces divers plans qui s'échelonnent les uns par rapport aux autres, nous avons aussi l'âme, «entité psychique subliminale », « flamme du Divin toujours allumée en nous », « impérissable en nous de naissance en naissance », et dont la « floraison » sur les trois plans inférieurs joue un rôle capital dans le yoga, car c'est elle qui donne « le saint, le sage, le voyant » — même si le stade atteint par eux n'est pas celui que Shrî Aurobindo considère comme le stade final.
C'est cette «âme» qui, comme l'admet la tradition hindoue multimillénaire, s'incarne successivement dans des corps différents.
« Nos corps périssent, mais les âmes avancent de naissance en naissance au long des âges, notre «personnalité superficielle construite» n'étant qu' «une expression temporaire de notre être en soi, une forme changeante de lui ».
Pour compléter ce tableau déjà si complexe, il faut encore ajouter ce que Shrî Aurobindo appelle en nous d'un terme général, le « subliminal », dans lequel nous avons « un mental intérieur, un vital intérieur, un être physique subtil ou intérieur plus vastes que notre être et notre nature extérieurs ». Il est «en rapports directs avec la conscience universelle... derrière le voile de la personnalité de veille limitée ». Il est à l'origine d'inspirations d'intuitions, d'impulsions, et l'on y accède dans la concentration intérieure, l'extase et parfois même le rêve.
Le fait que ces divers plans ne sont pas isolés les uns des autres, que chacun d'eux est imprégné de ceux qui le précèdent ou l'accompagnent et à son tour imprègne ceux qui l'accompagnent ou le suivent, le fait aussi que l'ascension depuis la matière jusqu'au Supramental est conditionnée et rendue possible — et même inévitable — par la descente depuis le Supramental jusqu'en la matière font que chaque plan ne peut pas être considéré autrement que dans ses rapports avec les autres. Par ailleurs, chacun comporte une multitude d'aspects ou de niveaux entre lesquels il n'est pas possible de tracer une ligne de démarcation aussi nette que notre intelligence humaine le souhaiterait. Si l'on se heurte déjà à ce genre de difficultés lorsqu'on veut décrire un élément et un événement de la nature dont nous avons l'expérience, il ne faut pas s'étonner que ces difficultés soient infiniment plus graves lorsqu'on veut décrire l'ensemble du monde visible et invisible, son origine et son fonctionnement.
Puisque l'homme est l'être le plus développé sur le plus haut des trois plans inférieurs, le plan mental, c'est lui qui semble le mieux qualifié pour manifester le Supramen­tal, pour réaliser « la suite encore celée de ce chapitre inachevé de l'évolution ». Dans l'ordre naturel des choses, le Supramental devra en effet émerger du mental comme le mental a émergé de la vie, la vie de la matière. Et l'étape suivante dans l'évolution doit être celle où le Mental, l'élément supérieur de la trinité inférieure, « libérera le Supramental qu'il recèle en son fonctionnement », c'est-à-dire où nous accéderons à la conscience des plans supérieurs, tout en restant dans notre monde actuel.
C’est le but du yoga de Shrî Aurobindo, et si l'homme n’y parvient pas, il faudra qu'apparaisse dans notre monde un autre être qui dépassera l'homme comme l'homme a dépassé l'animal, l'animal la plante et la plante le minéral. Car « nous ne pouvons pas ordonner à la nature de s'arrêter à tel stade de son évolution », et « si l'homme n'est pas l'instrument divin... de même qu'il a détrôné toutes les autres existences terrestres... un autre devra le remplacer et assumer sa succession ».
Mais cela est possible à l'homme, car si le Supramental « nous semble situé sur des sommets bien au-dessus de nous, ce sont néanmoins les sommets de notre être propre et accessibles à nos pas ». Et tel est en réalité notre secret désir, car 
« le Divin intérieur ne saurait en fin de compte se contenter de rien moins que d'une harmonie combinant en elle le développement intégral de nos multiples potentialités». « L'idéal de la vie humaine ne peut être seulement de répéter l'animal à un plus haut échelon de mentalité ». Il y a d'ailleurs des sages qui sont parvenus au delà même du Supramental, jusque sur le plan de Sachchidânanda, et Shrî Aurobindo le disait par exemple de Ma Ananda Moyî.
Celui qui pratique le yoga de Shrî Aurobindo ne peut donc pas se contenter de rechercher la «libération» à l’indienne, cet « idéal médiocre d'une évasion hors du tourment de la souffrance de la naissance physique ». Il travail  moins pour lui-même que pour l'humanité — ou, plus exactement, pour le Divin, reprenant ainsi la tradition de « la révélation védique première où le salut individuel est considéré comme un moyen vers une grande victoire cosmique ».
Dans ce yoga, le yogin ne doit d'ailleurs pas se réfugier dans la méditation, si authentiques que soient les états sublimes auxquels elle fait accéder. Elle est certes indispensable pour découvrir et libérer progressivement de se apparences le véritable Moi, base statique de notre vie dynamique. Mais « l'homme... ne devient parfait que lorsqu'il a trouvé en lui-même ce calme, cette passivité absolue du Brahman et qu'il en soutient, avec la même tolérance divine et la même divine béatitude, une libre et inépuisable activité », l'action n'ayant «nul effet [limitatif] sur l'entité psychique au-dedans de nous ».
Celle allusion à «l'entité psychique » nous ramène à l'équation classique hindoue Atman = Brahman,  «le microcosme est un avec le macrocosme ». 
« Brahman la Réalité apparaît dans l'existence phénoménale comme le Moi de l'individu vivant ». Par conséquent les mêmes plans existent et agissent dans l'univers comme chez l'homme individuel. Cette identité de base dans le domaine de l'unité n'exclut évidemment pas le domaine de là multiplicité — qui est réel — où « chaque chose et chaque être ont leur forme d'être essentiel et leur forme de nature dynamique, svarûpa, svadharma». Il y a donc en fait des rapports entre les individus, entre l'individu et la Nature, entre l'individu et le Divin.
En fait, ces distinctions, aussi complexes que subtiles, ne  sont pas seulement théoriques. Dans le yoga de Shrî Aurobindo, elles revêtent une utilité pratique considérable, car les disciples arrivent à percevoir, presque visuellement, chaque plan et ses multiples subdivisions et savent ainsi exactement sur quoi ils doivent agir pour corriger, harmo­niser ou développer.
Si notre logique habituelle, cartésienne, bouddhique ou autre, convient pour l'étude du monde matériel, elle est déjà beaucoup moins appropriée à l'étude du monde mental et elle doit être considérablement prolongée, élargie et assouplie pour se mettre à l'échelle des problèmes métaphysiques qui relèvent essentiellement de perceptions spi­rituelles. Cela est d'autant plus nécessaire dans l'étude des exposés de Shrî Aurobindo que celui-ci s'attache constamment à démontrer la complémentarité essentielle et indissoluble d'éléments ou de rapports que nous consi­dérons habituellement comme contraires ou incompa­tibles — alors que la tradition védântique, notamment lorsqu'elle s'exprime en termes de mythologie, admet des relations qui n'ont rien de linéaire. Agni, disent les Écritures, est le fils des dieux, et il en est aussi le père. C'est pourquoi Shri Aurobindo a volontiers recours à une termi­nologie sanskrite, donnant d'ailleurs à chaque terme une signification à la fois plus vaste et plus précise, et aussi beaucoup plus profonde, que celle qu'y ont vue nos orientalistes.
De plus, l'utilisation que fait Shri Aurobindo des termes de base : Brahman, Ishvara, Purusha et Prakriti, Mâyâ, Shakti, Atman, est à la fois souple et différenciée. Souple parce que, tout en attribuant à ce que représente chacun d'eux une place et un rôle extrêmement précis, il insiste sur le fait qu'à certains points chaque entité se fond dans une ou plusieurs autres. Différenciée parce qu'il distingue non seulement, comme il est de tradi­tion, entre le Brahman sans attributs (nirguna) et le Brahman, avec attributs (saguna) mais aussi entre la Prakriti inférieure et la Prakriti supérieure, entre Mâyâ force de connaissance et la Mâyâ force d'ignorance, etc., selon les divers rôles complémentaires et simultanés que joue inévitablement chacune de ces entités.
Une fois surmontés ces obstacles inhérents à la présentation de tout système métaphysique qui ne veut pas fais entrer de force toute la Réalité dans les cadres rigides de notre logique formelle, on se rendra compte que la vision de Shrî Aurobindo est à la foi complète, cohérente et convaincante et qu'elle écarte les dilemmes auxquels nous avons coutume de nous heurter dans notre pensée et dans notre vie.
Mais pour Shrî Aurobindo, la métaphysique, quelque importance qu'il y attache, a toutefois pour principal intérêt qu'elle fournit une base sûre à son yoga. Vue dans l'expérience vécue, elle indique à la fois les possibilités d'évolution de l'individu, de la race et de l'univers, le cheminement de cette évolution et les techniques à appliquer pour s'y associer.
Shrî Aurobindo attend de ses disciples connus ou inconnus, présents et à venir, qu'ils apportent leur contribution à cette évolution, c'est-à-dire, pour préciser sa pensée et employer sa terminologie, à la descente du Supramental dans notre monde. A cette fin, il a pendant de longues années entretenu avec ses disciples une correspondance volumineuse(2) dans laquelle il donne des instructions. Celles-ci sont tantôt générales, tantôt destinées à un disciple donné à un moment donné ; comme il est de règle chez tout grand maître, ces instructions varient en effet selon le circonstances, de même que les ordonnances d'un médecin varient selon ses patients et leurs maladies. Cependant le but reste le même et la ligne générale comporte des éléments permanents, essentiellement de s'ouvrir à la Mère Divine pour qu'elle descende en nous et nous permette ainsi d'orienter et d'accélérer notre évolution. Mais aussi de combiner la vie active et la vie contemplative : « Le fait de rechercher, et éventuellement d'atteindre une vision de moi du monde différente de celle dans laquelle nous agissons actuellement n'est ni une raison, ni une excuse pour nous abstenir d'agir. »

La Luciole, novembre 1972
JEAN HERBERT.

(1) Voir les deux ouvrages suivants de Shrî Aurobindo : La Bhagavad- Gîtâ (Paris, Albin Michel, édition de poche, 1970) et Trois Upanishads, Ishâ, Kena, Mundaka (Paris, Albin Michel, édition de poche, 1972).
(2) Les recueils suivants ont été publiés en français: Le Guide du Yoga (Paris, Albin Michel, édition de poche, 1970) et Lettres, 3 vol. (Paris, Adyar, 1950, 1952 et 1958).




LE GUIDE DU YOGA –Préface-

Du fond de sa retraite, dans son Ashram de Pondi­chéry, Shrî Aurobindo, l'homme en qui Romain Rolland a salué « le plus grand penseur de l'Inde d'aujourd'hui », dirigeait un grand nombre de disciples de toutes races, de toutes religions, de tous âges, se consacrant entièrement au développement spirituel tel que le concevait le Maître. Aux questions nombreuses et infiniment variées posées constamment par tous ces disciples, Shrî Auro­bindo répondait toujours par des explications et des instructions précises, envoyées dans des lettres person­nelles. Bien que toutes ces indications fussent données spécifiquement pour le disciple qui les demandait à titre individuel, beaucoup d'entre elles ont cependant une portée suffisamment générale pour qu'on ait jugé utile de les publier. C'est ainsi que quatre récents volumes de Shrî Aurobindo: « The Riddle of the World » (1933), « Lights on Yoga » (1935), « Bases of Yoga » (1936) et « More Lights on Yoga » (1948) sont des recueils d'ex­traits de ces lettres aux disciples. Dans chaque cas, les extraits ont été choisis et groupés par l'auteur de manière à former un ensemble.
Dans « The Bases of Yoga », dont nous donnons une traduction complète faite par La Mère et approuvée par l'auteur, sont traités plus particulièrement certains pro­blèmes immédiats devant lesquels se trouvent un jour ou l'autre tous ceux qui veulent pratiquer un vrai yoga.
Dans « Lights on Yoga », dont nous donnons ci-après une traduction complète par Lizelle Reymond et Jean Herbert (revue et approuvée par l'auteur lui-même), Shrî Aurobindo expose les principes fondamentaux, méta­physiques et psychologiques, du but que l'on propose et du chemin que l'on suit dans son Yoga.
« More Lights on Yoga », dont la traduction a été faite par Jean Herbert, vient compléter « Lights on Yoga ».
Il faut rapprocher du présent recueil les trois volumes de « Lettres » de Shrî Aurobindo récemment publiés (1).
Nous avons mis en tête de ce volume l'étude de Sj. No­lini Kanta Gupta qui servait d’introduction aux pre­mières éditions françaises de « Les Bases du Yoga ». Celle étude, revue et approuvée par Shrî Aurobindo, a été traduite en français par Suryakumari.
Comme dans l'original anglais, nous avons été obligés de conserver dans le texte un certain nombre de termes sans­krits parce qu'ils n'ont pas d'équivalents dans les langues européennes. Le lecteur se familiarisera sans doute facilement avec ceux qui reviennent le plus souvent, sâdhanâ et sâdhak, ânanda, prakriti et purusha, gunas.
Les deux glossaires de « Lights on Yoga » et de « The Bases of Yoga » ont été fondus en un seul. Les termes figurant dans « More Lights on Yoga » y ont été ajoutés.

Jean Herbert.

(1) Traduction par Jean Herbert. Paris, Adyar.




Avant propos du volume "La pratique du yoga intégral" de JEAN HERBERT

Lorsque Shrî Aurobindo posa sa main sur ma tête, il me donna ce que tout vrai grand Maître donne lors de l'initiation : montrer la voie précise à suivre, inspirer un désir intense de le faire et transmettre la force nécessaire. Sans doute fit-il aussi ce qui est plus exceptionnel, assurer que pendant le reste de ma vie je sois placé dans les conditions, matérielles et autres, les plus favorables pour m'acquitter de la tâche qu'il m'avait assignée.
Dans les pages qui suivent, comme dans ma préface à Métaphysi­que et Psychologie, j'ai essayé de résumer, dans ses propres paroles, ce que j'ai pu assimiler de cet enseignement qu'il m'a donné, directement ou indirectement, par écrit, ou le plus souvent par des moyens plus subtils.
Si d'autres disciples apportent leur témoignage comme je l'ai fait, sans doute ne mettront-ils pas toujours l'accent sur les mêmes points, mais sur l'essentiel il ne saurait guère y avoir de divergence.
Je dois une profonde reconnaissance aux vieux disciples de notre Maître qui m'ont chaleureusement accueilli parmi eux et aidé, et ont souvent été autorisés à me faire lire leur correspondance personnelle avec Shrî Aurobindo, correspondance dont une partie seulement a été publiée.
Je ne peux les citer tous, mais je ne peux m'empêcher de nommer les sannyâsins Govindbhai, Yogânanda, Vijoyânanda, Shankara Ram, et Suddhânanda Bharati ; le philosophe sanskritiste Anilbaran Roy ; A.B. Purani, spécialiste de « La Vie divine » ; l'écrivain bengali Nolini Kanta Gupta, longtemps secrétaire particulier de Shrî Auro­bindo ; les anciens compagnons de combat de Gandhi, Girdharlal, Tulsi, Venkataraman ; les anciens élèves de Tagore, la musicienne Sahana et le poète Nishi Kanto ; les ingénieurs Pavitra (Français qui fut longtemps secrétaire général de l'âshram), Chandulal et Sailen ; les médecins Nirod et Rajangam; l'avocat Kodanda Ram ; la poétesse Jyotirmoyi ; les peintres Anil Kumar et Champaklal ; la douce Mridu, à qui Shrî Aurobindo avait assigné le yoga de la cuisine ; les Français Benjamin, Mouttayen et Sarala ; la jeune veuve tamoule Padmasini ; le sikh Jauhar, le parsi Amal, les jaïns Nahar et Rishabhchand, la musulmane Tajdar, et surtout l'écrivain, poète et musicien bengali, adorateur de Krishna, Dilip Kumar Roy, avec qui Shrî Aurobindo échangeait jusqu'à trois lettres par jour. Quelle étonnante pléiade, si variée, de chercheurs ardents de spiritualité !
Enfin, je dois beaucoup à la Mère de l'âshram (Madame Mirra Alfassa), avec qui j'ai eu de nombreux et longs entretiens et aussi une abondante correspondance pendant les périodes où je n'étais pas à l'âshram. Je lui suis reconnaissant de m'avoir encouragé à publier ces deux volumes.

Jean HERBERT
Vandœuvres, Aout 1976




Shri Aurobindo – RÉPONSES- Textes groupés, traduits et préfacés par Jean HERBERT
Pendant les vingt-quatre dernières années de sa vie, Shrî Aurobindo vécut dans une solitude presque complète. Il en sortait trois fois par an (les jours de darshan) pour recevoir solennellement ses disciples — ceux qui vivaient dans l'âsh­ram et ceux du dehors qui venaient pour cette occasion —mais ne leur parlait pratiquement jamais ; il les regardait, les bénissait et, dans de très rares cas, posait la main sur leur tête. A part cela, il ne voyait guère régulièrement que trois ou quatre disciples, surtout Mme Mira Alfassa (la « Mère » de l'âshram) et Nolini Kanta Gupta, avec qui il s'entretenait longuement.
A ces exceptions près, les rapports intenses et continus que Shrî Aurobindo entretenait avec ses très nombreux dis­ciples directs — ils étaient certainement plus de mille quand il mourut — s'effectuaient de deux façons.
La plus tangible était une correspondance invraisembla­blement volumineuse ; avec le seul Dilip Kumar Roy, je le vis échanger trois lettres dans une même journée. Ces let­tres, rédigées en anglais, étaient pratiquement toujours des réponses à des questions que lui posaient ses disciples, soit de leur propre chef, soit à propos d'amis qui les employaient comme intermédiaires. Elles étaient toujours personnelles et il était implicitement convenu que, sauf autorisation expresse, elles ne seraient ni copiées ni commu­niquées à des tiers. La longueur en variait entre quelques lignes et une vingtaine de pages.
Au début, elles étaient transmises en manuscrit (J'ai publié en fac-similé un passage de l'une de ces lettres manuscri­tes dans La Pratique du Yoga intégral), et natu­rellement ceux qui les recevaient les conservaient comme de véritables reliques ; elles étaient d'ailleurs chargées d'un pouvoir qui allait bien plus loin que le texte écrit. La plu­part d'entre elles n'ont évidemment pas été récupérées par les disciples qui ont pieusement préparé l'édition des Œuvres complètes ; quelques-unes, très rares jusqu'ici, ont paru dans les ouvrages écrits par ceux qui les avaient reçues. C'est seulement au bout de sept ou huit ans que l'on s'avisa de la perte irréparable que cela constituerait pour ceux qui dorénavant voudraient s'inspirer de l'ensei­gnement de Shrî Aurobindo. On prit alors l'habitude de n'envoyer au destinataire — sauf pour les messages « de routine » — qu'une copie dactylographiée, généralement faite par Nolini ou sous sa direction, l'original restant dans les archives de l'ashram.
Probablement les plus importantes des lettres ainsi con­servées qui n'avaient pas un caractère strictement personnel furent groupées par sujets et publiées, généralement in extenso, dans divers volumes. A la demande de Shrî Auro­bindo, j'ai traduit et publié en français (Voir : Le Guide du Yoga (1970), Métaphysique et Psychologie (1976), La Pratique du Yoga intégral (1976), Expériences psychiques dans le Yoga (1977), tous parus dans la présente collection. Dans ces ouvrages ont été réunis les textes publiés auparavant sous d'autres titres) celles de ces lettres qui traitent de formation spirituelle et de quelques sujets connexes qui intéressaient ou intriguaient certains disciples. Je n'ai pas repris la volumineuse correspondance qui a porté sur des questions de politique nationale ou internatio­nale, d'éducation, de critique littéraire (surtout d'ouvrages anglais ou sanskrits), de technique poétique, ou qui ne pou­vait intéresser que des hindous.
Dans les quelque 680 lettres ou extraits de lettres réunis dans le présent volume, on trouvera des réponses de Shrî Aurobindo sur la nature de l'homme, les diverses voies uti­lisées pour chercher un développement spirituel, les techni­ques du yoga et les obstacles auxquels on s'y heurte, et aussi sur le Divin, l'évolution de l'humanité, les grands hommes, le rôle de la raison et celui de la volonté, la non-violence, le système des castes, et aussi des indications pré­cises sur le yoga que Shri Aurobindo a lui-même suivi.
Les autres communications du Maître, sans doute plus importantes encore, n'ont malheureusement pas pu laisser de traces tangibles disponibles pour la postérité ; c'étaient la messages que Shri Aurobindo envoyait constamment à ses divers disciples par une voie plus subtile — que nous appellerions peut-être télépathie — pour les guider individuellement de jour en jour ; ils restent à jamais gravés dans le cœur de ceux qui les ont reçus.
JEAN HERBERT
Vandœuvres, août 1977.




Préface du volume "Expériences Psychiques dans le Yoga"

Le présent volume fait suite à Métaphysique et Psychologie et La Pratique du Yoga intégral, parus en 1976 dans la même série. Il consiste en des extraits des trois volumes de Lettres parus en 1950, 1952 et 1958 aux Éditions Adyar et depuis longtemps épuisés. Nous y avons ajouté des extraits d'autres ouvrages de Shrî Aurobindo qui n'ont pas encore été publiés en français : Shrî Auro­bindo on himself, The Yoga and its object et On Yoga.
La plupart des disciples de Shrî Aurobindo, dans l'âsh­ram ou au-dehors, ont eu au cours de leur sâdhanâ des expériences que nous appellerions « psychiques » ou sim­plement supraphysiques. Shrî Aurobindo n'ayant pas de­puis longtemps de conversations orales avec ses disciples, ceux-ci les décrivaient dans des lettres adressées à leur Maître, qui, en réponse, les analysait à la lumière de sa vaste expérience personnelle, les expliquait, en précisait la nature, l'importance et le rôle et indiquait les consé­quences pratiques à en tirer pour la suite.
Bien qu'il s'agisse toujours de cas individuels précis, ces textes présentent un intérêt considérable pour ceux qui ont eu — ou croient avoir eu — des expériences analogues ou qui désirent en avoir, et aussi pour tous ceux qui étudient les problèmes du parapsychisme.
Pour Shrî Aurobindo, parmi celles de ces expérience; qui étaient authentiques, il y en avait « qui aident ou qui conduisent vers la réalisation de choses spirituelles ou di­vines, qui amènent dans la sâdhanâ des ouvertures ou de progressions ou qui sont des soutiens sur la voie ». Mais il ne faut pas penser, se hâtait-il d'ajouter, que même « l'abondance des expériences... suffit à faire un grand sâdhak ».
Shrî Aurobindo fait dans ses lettres deux très graves mises en garde, qui naturellement prennent encore beaucoup plus d'importance pour ceux d'entre nous qui n'ont pas le privilège d'être guidés et surveillés de jour in jour par un maître compétent.
D'abord que dans les visions, auditions, sensations, etc. que l'on peut avoir, certaines peuvent fort bien provenir de forces hostiles et qu'il faut donc toujours exercer à leur égard une sévère discrimination avant de les admet­tre. En effet, elles peuvent « nous égarer, parfois tragi­quement ».
Ensuite que même les expériences les plus authentiques et normalement les plus bénéfiques peuvent avoir des résultats néfastes si elles arrivent à quelqu'un qui n'est pas suffisamment préparé — c'est-à-dire purifié — sur les plans où elles se produisent. Il se réfère à « de nombreux cas où les expériences se sont montrées dangereuses avant que le coeur ou le vital ne soit prêt pour l'expérience ».
Avec cette conséquence qu'il est fort imprudent de chercher à provoquer ces expériences. Si l'on en cherche, « le yoga peut amener un tourbillon... et s'interposer entre l'âme et le Divin ». Nous avons connu en Occident de très nombreux cas dans lesquels une montée provoquée de la kundalini avant que les centres aient été purifiés a eu des conséquences tragiques.
Une troisième chose importante à relever, c'est que pour Shrî Aurobindo aucune expérience ne doit être con­sidérée comme un point final dans l'évolution de celui qui l'a reçue. En particulier, il insiste à maintes reprises sur le fait que l'expérience du Brahman statique, c'est-à-dire du plan de conscience de la non-dualité, n'est jamais qu'une étape, si importante ou même nécessaire soit-elle, dans la sâdhanâ — contrairement à ce que s'imaginent avec com­plaisance la plupart des Occidentaux qui ont eu cette expérience, ou qui croient l'avoir eue ou qui se la propo­sent comme but. Pour lui, elle doit être complétée par celle de ce qu'il appelle le Brahman dynamique, car le but de son yoga n'est pas de s'évader de la vie terrestre, mais d'y faire descendre le Divin.





Shri Aurobindo -Aperçus et Pensées - , Préface de Jean Herbert



Shrî Aurobindo naquit à Calcutta en 1872, de père et mère bengalis. De 1879 à 1893, il fit en Angleterre des études exclusivement occidentales, sans aucun contact avec la culture de son pays natal. Pendant ces quatorze années, il acquit une vaste connaissance de la littérature, de l'histoire et de la culture de l'Europe. Il connaît à fond le grec et le latin, possède admirablement le français, lit Dante et Goethe dans le texte original. Quant à son anglais, il ne le cède en précision et en pureté à celui d'aucun auteur contemporain. C'est en anglais qu'il a écrit la presque totalité de son œuvre philosophique. Grâce à ce contact intime et prolongé avec l'Occident, notre façon de comprendre, de réagir, de raisonner, d'envisager les différents problèmes, n'a plus de secrets pour lui. C'est ce qui lui permet de nous parler dans une langue qui nous soit accessible, de nous présenter des idées sous une forme telle que nous puissions les comprendre. Loin de mépriser — comme le font souvent les grands sages de l'Orient — ce que la civilisation occidentale a de matérialiste, il y voit une contribution importante ci utilisable au progrès d'ensemble de l'humanité tout entière.

  De 1893 à 1906, il occupa divers postes dans l'administration de l'état de Baroda, et se plongea dans l'étude de la culture et de la philosophie hindoues, du sanskrit et de diverses langues de l'Inde. Il y acquit une maîtrise telle que son interprétation de la forme et du fond des grands classiques indiens : Vedas, Upanishads, Bhagavad-Gîtâ, fait autorité dans l'Inde, même auprès de ceux qui n'acceptent pas son système philosophique.

  En 1906, il entra ouvertement dans l'arène politique, où il exerçait déjà depuis 1902 une profonde influence. Il fut l'un des fondateurs et l'un des grands chefs du mouvement nationaliste au Bengale pendant la période tragique de 1906 à 1910. Il opéra une véritable transformation dans la pensée et l'opinion de toute l'Inde, notamment par les différents périodiques qu'il publia (Bande Mataram, Karmayogin, Dharma). Plusieurs fois arrêté et poursuivi pour son activité politique, il fut toujours acquitté. En 1908-1909, il fit cependant un an de prison préventive.

  En 1910, il se retira dans l'Inde française, à Pondichéry, où il a résidé sans interruption depuis cette époque. Il cessa complètement toute activité politique, refusa à plusieurs reprises la présidence du Congrès de l'Inde, et se consacra exclusivement à sa discipline spirituelle, à son Yoga, qu'il suivait depuis plusieurs années déjà.

  Les Aperçus et Pensées sont la première œuvre de Shrî Aurobindo qui paraisse en librairie en français. Ils donnent en peu de pages, sous une forme concise et pénétrante, les idées fondamentales et essentielles de la philosophie de Shrî Aurobindo. Chacun d'eux fournirait matière à des développements abondants.

  Le lecteur français y trouvera beaucoup d'opinions, de conceptions, qui ne lui sont pas familières, et qui d'abord le surprendront. Mais l'important dans un livre, ce n'est pas ce qu'on y accueille d'emblée avec plaisir parce qu'on était prêt à l'accepter, qu'on y reconnaît sa propre pensée et qu'on éprouve ainsi une certaine satisfaction d'amour-propre — c'est bien plutôt la pensée nouvelle qui donne un choc au lecteur, l'oblige à se recueillir dans la réflexion et lui procure ainsi un enrichissement véritable.

  Celui qui voudra lire et critiquer ces aphorismes avec sa raison raisonnante y trouvera un stimulant puissant, une nourriture riche et saine, une gymnastique salutaire, un profit considérable, mais celui qui veut en extraire tout le suc devra les méditer dans le silence, avec tout son être, et non pas seulement avec ses facultés intellectuelles.

  En effet, ce n'est pas à l'élément purement intellectuel que l'auteur attache le plus d'importance ou qu'il s'adresse essentiellement. Il fait appel à des couches beaucoup plus profondes de notre être. Comme tous les grands représentants de la philosophie hindoue, il considère la compréhension intellectuelle isolée comme une chose incomplète, stérile et desséchée. Le philosophe est resté pour lui « l'ami de la sagesse », et plus encore le « sage », celui qui cherche et applique dans la pratique des règles de vie permettant à l'individu de parvenir, par un développement méthodique de tout l'être, à un épanouissement toujours plus vaste et plus complet. Dans son enseignement, la parole, la pensée mentale, sont surtout un des véhicules, très insuffisant d'ailleurs, pour la transmission de la force, de l'inspiration, du désir de progresser. Elles sont pour lui ce qu'est le bistouri pour le chirurgien, un moyen et jamais un but. Shrî Aurobindo est avant tout un homme pratique, qui s'occupe des réalités et ne se laisse pas griser par des mots.

  Pour lui comme pour ses grands prédécesseurs, la philosophie et la vie ne font qu'un; le vrai philosophe, c'est Socrate et non le savant exégète de pensées conçues et vécues par d'autres. Mais alors que —jusqu'à Vivekânanda tout au moins — la plupart des grands systèmes de l'Inde conduisaient à fuir la vie quotidienne dans son aspect habituel, Shrî Aurobindo se rapproche de nos conceptions éthiques et religieuses qui — théoriquement en tout cas — se proposent de laisser l'homme dans le monde et de faire intervenir le Divin dans les faits de la vie matérielle.

  Non seulement il réalise cette immense synthèse des Aperçus et Pensées deux conceptions, mais encore, voyant plus loin, allant plus loin, il veut s'élever sur un plan de conscience d'où il puisse faire descendre le Divin aussi bien dans le corps matériel et la vie physique que dans 1'esprit, le cœur et l'âme. Le corps n'est plus pour lui la cage dont il faut s'échapper, c'est un aspect de la création tout aussi indispensable, respectable et digne d'attention que les autres. Même si elle est plus rebelle à la purification, plus attachée à l'égoïsme, la matière n'en est pas moins destinée à devenir une manifestation parfaite du Divin sous toutes ses formes.

  Le terrain conquis par Shankarâchârya, par Bouddha, par Shrî Râmakrishna et par tous les autres grands maîtres spirituels est le port d'où rembarque Shrî Aurobindo pour une nouvelle conquête au profit de l'humanité. Son Yoga peut vraiment être dit intégral, car il utilise toutes les voies ouvertes par des yogas déjà connus, non pas en les juxtaposant, mais en les fondant en un nouvel ensemble.

  Devant cette prodigieuse tentative, la plus audacieuse peut-être que l'homme ait jamais conçue, la critique ne peut que rester muette. Mais, comme Vivekânanda, Shrî Aurobindo estime que l'expérience destinée à rester unique est sans valeur, et que le Maître que ses disciples ne peuvent imiter est aussi stérile que l'arbre sans fruits. Aussi aide-t-il certains privilégiés à l'accompagner dans la mesure de leurs moyens. Seuls ceux qui, dans un immense élan, dans un entier don d'eux-mêmes, dans un effort terriblement ardu et obstiné, ont suivi Shrî Aurobindo dans sa marche vers le but qu'il s'est assigné, peuvent avoir une expérience suffisante pour se faire une opinion. J'ai bonne fortune de connaître plusieurs membres de groupe, qu'entoure le respect de l'Inde tout entière. Tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, qu'ils soient, artistes, négociants, philosophes, ingénieurs, poètes, médecins, moines ou fonctionnaires, quels que soient, leur race, leur religion ou, leur pays d'origine, ont en tout cas une confiance intime suffisamment absolu, dans le chemin tracé par leur gourou pour consacrer toute leur vie à cette recherche. Dans les occupations les plus diverses, sous la direction incessante et minutieuse du Maître, ils travaillent patiemment, intensément, à s'élever jusqu'au Divin, et à installer le Divin dans toutes les parties, dans tous les détails, dans tous les recoins de leur être physique, de leur esprit intellectuel, de leur subconscient, de leur volonté, de leurs aspirations, de leur activité.

  Moins favorisé en cela que Râmakrishna, Vivekânanda et Gandhi, Shrî Aurobindo n'a pas encore trouvé son Romain Rolland. Ce dernier a pourtant pressenti l'importance capitale de l'œuvre entrepris( par Shrî Aurobindo, de qui il dit dans un de ses livres (1) :

  « Ainsi se parfait la fusion de la connaissance la plus complète avec l'action la plus intense, dans l'Inde religieuse, savante et héroïque qui ressuscite. Et le dernier de ses grands Rishis tient dans ses mains, tendu, l'arc de l'Élan créateur. »

  Et je suis persuadé que si notre grand compatriote avait continué son admirable série de « L'Inde vivante », il en aurait consacré le cinquième volume à Shrî Aurobindo.



Pondichéry, février 1937.



Jean HERBERT.





(1) Romain Rolland, La Vie de Vivekânanda et 1'Evangile universel, vol. 11, pages 189 sqq.






PRÉFACE au fascicule "L'Interprétation PSYCHOLOGIQUE DU VEDA selon SHRI AUROBINDO" , par Jean Herbert



  Selon la tradition hindoue, les hymnes védi­ques sont antérieurs à la création du monde. Cette prétention, évidemment inadmissible à première vue pour des Occidentaux, l'est peut-être un peu moins si l'on admet que de grands sages, les rishis, auteurs de ces hymnes, ont « vu » les lois qui régissent la création et la vie du monde, et les ont exprimées dans un langage à la fois mythique et symbolique, le seul sans doute qui convienne (1).

  Or, ces lois préexistaient naturellement à la création du monde. La loi de la gravitation, les théorèmes de l'algèbre, les lois de l'optique, de l'électricité, de l'astronomie ou de la biologie n'ont pas attendu pour exister qu'apparaissent les objets auxquels nous les voyons s'appliquer, et encore moins que des savants les expliquent dans le langage de la science. Il en va de même pour les lois que nous n'avons pas encore « découvertes » ou que nous ne connaissons encore qu'approximativement.

  Quoi qu'il en soit, le texte des hymnes qui nous est parvenu (traditionnellement groupés par Vyâsa) est certainement l'une des œuvres les plus anciennes dont nous disposons, probablement même la plus ancienne. On peut admettre en outre que leur formulation, et la sagesse qu'ils nous transmettent, doivent être l'aboutissement d'une très longue élaboration au cours de nombreux siècles, sinon de millénaires d'évolution. Plusieurs rishis (2) se réfèrent d'ailleurs expressément à de beaucoup plus anciens sages, leurs « ancêtres » ( les Atris, les Angiras, les Bhrigus ?), dont ils déclarent avoir recueilli les enseignements.

  Ces hymnes sont unanimement considérés comme la seule base de lHindouisme, et il est couramment admis que seul est un véritable hindou celui qui accepte sans réserve leur autorité (3).

  Selon la tradition hindoue, chaque verset du Véda est un mantra, une formule sacrée, qui exprime une loi applicable dans chacune des 32 sciences traditionnelles : prosodie, grammaire, musique, architecture, ritualisme, astronomie, médecine, yogas, etc. Des recherches récentes faites par des spécialistes semblent indiquer en tous cas que cela est probable pour la musique et vraisemblable pour l'architecture. Mais il est évident que ces textes intentionnellement hermétiques sont difficiles à déchiffrer, et c'est précisément la tâche des sages, tout au long des siècles, d'en révéler des richesses jusqu'alors insoupçonnées. Shrî Aurobindo en a élucidé les significations métaphysiques et psychologiques en partant non pas d'une recherche intellectuelle, mais d'une profonde expérience spirituelle.

  Il eut un premier contact avec le Véda à l'Université de Cambridge, où l'on faisait alors remonter à la culture grecque l'origine de toute vraie civilisation. Sur la base de ces nouvelles sciences appelées philologie comparée et mythologie comparée, on voyait dans les hymnes védiques « les compositions sacrificielles d'une race primitive et encore barbare tournant autour d'un système de rites cérémoniels et propitiatoires adressés à des Pouvoirs personnifiés de la Nature, une masse confuse de mythes à demi formés et de grossières allégories en cours de formation », ou tout au mieux « un groupe d'hymnes sacrificiels composés dans une langue archaïque et présentant de nombreuses difficultés à peu près insolubles ».

  Shrî Aurobindo a raconté lui-même comment, une fois arrivé dans l'Inde, il en vint à s'intéresser aux Védas. En pratiquant certaines disciplines yoguiques, il se trouva conduit vers les « sentiers antiques et maintenant abandonnés » des ancêtres de sa race. Des expériences psychologiques évoquèrent en lui certains noms symboliques, parmi lesquels ceux des trois Déesses Ilâ, Sarasvatî et Saramâ, qui représentèrent pour lui « trois des quatre facultés de la raison intuitive : révélation, inspiration et intuition ». Mais c'est après son arrivée dans l'Inde du Sud que lui apparut invraisemblable et inacceptable la théorie généralement admise par les orientalistes d'une « division raciale entre Aryens du Nord et Dravidiens du Sud » et d'une invasion aryenne qui aurait transformé la culture antérieure. Ce qui l'amena à refuser l'interprétation ethnique, et accessoirement linguistique, des termes Aryen et Dravidien tels qu'ils sont employés dans les hymnes védiques.

  C'est en se reportant aux textes pour vérifier ses suppositions qu'il y découvrit « une masse considérable de profondes pensées et expériences psychologiques », ainsi qu'une explication lumineuse et précise de ses propres expériences, explication qu'il n'avait trouvée « ni dans la philosophie européenne, ni dans les enseignements du Yoga et du Védânta ». Il constata aussi que les textes védiques éclairaient des passages et idées obscurs des Upanishads et donnaient un sens nouveau à de nombreux passages des Purânas. Heureusement, dit-il, à cette époque il ne connaissait pas le célèbre commentaire de Sayana.

  De plus en plus convaincu que le Véda contenait sur les plans métaphysique et yoguique des richesses insoupçonnées, Shrî Aurobindo se mit à l'étude du célèbre et volumineux commentaire de Sayana — qui donne des hymnes une interprétation presque uniquement ritualiste — et du Nirukta de Yaska (4). Il se livra aussi à une étude technique approfondie de la terminologie védique et même de ses origines (5). Toutes ces recherches confirmèrent pleinement les suppositions qu'il avait faites.

  Tout en continuant à reconnaître comme parfaitement valables les significations données par Sayana et celles des indianistes européens, Shrî Aurobindo acquit la certitude que les Védas se prêtent aussi à une interprétation beaucoup plus profonde qui s'était pratiquement perdue au cours des siècles en Inde même (6) , mais d'où les Upanishads, les Tantras et les Purânas avaient tiré l'essentiel de leur substance et sur lesquels par conséquent ils jetaient une certaine lumière.

  C'est alors qu'il se plongea dans une étude d'ensemble du symbolisme védique, dont il put constater la parfaite cohérence dans le cadre de l'interprétation psychologique qu'il recherchait, en particulier en ce qui concerne les divers prêtres agissant dans le sacrifice, les éléments de l'oblation, les divers « mondes » de la cosmologie védique et les Dieux védiques. Et il en dégagea un authentique et précieux yoga.

  Cette multiplicité de significations des hymnes védiques n'est d'ailleurs pas un phénomène exceptionnel. Comme Shrî Aurobindo le relève lui-même, un des principes de tous les

mystiques est que « la connaissance de soi et la vraie connaissance des Dieux sont à la fois sacrées et secrètes » et ne doivent être communiquées qu'à ceux qui en sont dignes et en feront bon usage. A côté de « la discipline intérieure pour l'initié » il doit y avoir « pour le profane un culte extérieur efficace mais imparfait ».

  Il ajoute : « Si les formules et cérémonies védiques fournissaient ouvertement les détails d'un ritualisme conçu pour un culte panthéiste de la Nature, le sens caché des paroles sacrées, symboles effectifs de l'expérience et de la connaissance spirituelles, ainsi qu'une discipline psychologique de culture de soi, étaient déjà la réussite suprême à laquelle pouvait aspirer la race humaine. » Le texte du Véda devait donc nécessairement être ambigu.

  Lorsque j'ai demandé à Shrî Aurobindo comment il faudrait traduire les Védas dans une langue occidentale qui ne se prête pas à de telles ambiguïtés, il me répondit qu'il faudrait mettre côte à côte au moins cinq traductions différentes, correspondant chacune à une autre interprétation.

  Tout en distinguant soigneusement les uns des autres les différents rishis (7), il arriva vite

a la conclusion que le Rig-Véda forme un tout parfaitement cohérent, tant dans sa mythologie que dans sa conception détaillée du but assigné à la quête de l'homme. Certes, chaque rishi a une personnalité bien marquée (8), mais tous expriment, chacun à sa manière, la même vision, et les voies qu'ils indiquent sont en réalité complémentaires, jamais incompatibles. Dans tout le Véda, les symboles fondamentaux restent les mêmes, les Dieux ou Demi-Dieux représentent chacun toujours la même force, qui se manifeste aussi bien dans le macrocosme que dans le microcosme.

  La quasi totalité de ce que Shrî Aurobindo écrivit sur le Véda se trouve dans trois ouvrages, « The secret of the Veda », « Hymns of the Atris » et « Selected Hymns » (9). Il y a donné des traductions complètes de quelque quatre-vingt hymnes où, tout en suivant aussi littéralement que possible la présentation de chaque phrase, il a donné à chaque nom, adjectif ou verbe sa pleine signification, souvent par d'inévitables périphrases.

  Il souligne d'ailleurs que, faute de temps, il n'a pu apporter du Véda et de son interprétation psychologique qu'une esquisse très incomplète.

  Dans les pages qui suivent, nous avons presque totalement omis les longues et souvent

fastidieuses démonstrations qu'il a dû présen­ter à l'appui de chaque interprétation de détail, car elles ne sauraient intéresser que les rares spécialistes du sanskrit védique.



(1) En termes de mythologie, ce sont les lois auxquelles le Créateur, Brahmâ, a dû se conformer pour créer le monde, cette création étant cyclique.

(2) Notamment Agastya, Avatsara, Bharadvaja, Go­tama, Kakshivan, Kutsa, Nabbaka, Parashâra, San­kha, Vâmadeva, Vasishtha, Vishvamitra.

(3) Celui qui n'accepte pas leur autorité est un pseudo (alîka)-hindou. Même le Mahâtmâ Gandhi le soulignait (Cf. Harijan, 10 février 1940).

(4) qu'il admire comme lexicographe, mais dont il se méfie comme étymologiste.

(5) Il a écrit à cette occasion une étude remarquable sur "The origins of Aryan speech", dans laquelle il ébauche tout un système de philologie comparée.

(6) Selon lui, avec le temps, la connaissance et l'uti­lisation pratique du Véda étaient passées du sage au prêtre, puis du prêtre à l'érudit — grâce à qui d'ailleurs les textes actuels ont pu être conservés dans leur forme originelle avec une scrupuleuse exactitude — et sauf rares exceptions en totalité et dans l'ordre.

(7) Ce qu'on omet généralement de faire. Lorsqu'on désigne un hymne uniquement par son numéro d'ordre sans en citer l'auteur, on commet une faute aussi impardonnable que si l'on désignait un poème de Victor Hugo par le seul numéro de la page où il figure dans une anthologie.

(8) « Certains rishis, comme Kutsa, Kanva, Ushanas Kavya, sont devenus les types et les symboles de certaines expériences et victoires spirituelles. »

  Vishvamitra, dans son langage énergique et puis­sant, nous fournit parfois, sans aucune ambiguïté, la clé du sens psychologique, le vrai sens mystique des images védiques. Vâmadéva, un des visionnaires les plus profonds, dont le langage est parmi les plus mystiques, et aussi un des chantres les plus mélo­dieux, s'exprime parfois avec une claire lucidité. Vasishta, en particulier dans certaines litanies pas­sionnées, accumule parfois dans ses calmes harmo­nies, le sens psychologique et fait ressortir le sens symbolique. Parâshara Shâktya, poète lumineux qui aime toujours soulever un peu plus qu'un coin du voile mystique, est souvent clair et émouvant.

  Shrî Aurobindo admire la lucidité mélodieuse de Madhâtithi Kanva, le style mystique profond de Dirghatamas Auchyata, l'aspiration véhémente d'Agastya, le désir de progresser vers le ciel qui chez Ushanas Kavya est né de la connaissance du visionnaire.

  Il relève aussi que « les noms des rishis sont constamment employés avec une référence voilée à leur signification ». Ainsi pour Archanânas, qui progresse vers l'illumination crée par le Verbe, pour Gotama, totalement possédé par la Lumière, pour Gavishthira, ferme dans la Lumière.

(9) Ces textes sont parus dans la revue « Arya » entre août 1914 et août 1920.







Brahman et Mâyâ dans les Upanishads

Traduction de Jean Herbert



Note du traducteur

Dans sa philosophie et son yoga (1), Shrî Au­robindo a pris pour point de départ ce qu'il appelle « le plus ancien Védânta », c'est-à-dire essentiellement le Véda (2), la Bhagavad­-Gîtâ (3) et « l'ancienne pensée védântique des Upanishads ».

A ces dernières, non seulement il se refère fréquemment, mais il en a traduit huit en to­talité (Isha, Kéna, Katha, Mundaka, Mândukya, Prashna, Taïttirîya et Aïtérya) et plusieurs autres partiellement (Shvétâshvatara, Chhândogya, Kaïvalya et Nilarudra). Enfin, il a écrit sur l'Isha et la Kéna de longs et importants commentaires (4).

Les textes dont nous donnons ici la traduction ont été écrits pendant son séjour à Ba­roda et publiés dans six numéros successifs du périodique « Advent » en 1952. Ils com­mencent par un historique de la recherche spirituelle des hindous et se poursuivent par une étude des concepts de Brahman et de Mâyâ dans les Upanishads.



(1) Cf. Shrî Aurobindo, « Métaphysique et Psycho­logie » (Paris, Albin Michel, 1976) et « La pratique du Yoga intégral » (ibid.)

(2) Cf. Jean Herbert, « L'interprétation psycholo­gique du Véda selon Shrî Aurobindo » (Paris, Dervy­livres, 1979)

(3) Cf. Shrî Aurobindo, « La Bhagavad-Gîtà » (Paris, Albin Michel, éd. de poche, 1970)

(4) Cf. Shrî Aurobindo, « Trois Upanishads (Isha, Kéna, Mundaka) » (Paris, Albin Michel, éd. de poche, 1972)1



Trois Upanishads, Isha , Kena , Mudaka,

Préface de Jean Herbert



  Dans cette nouvelle édition, nous avons décidé, d'accord avec l'auteur, de grouper en un seul volume ses études sur l'Ishâ Upanishad et sur la Kena Upanishad, et d'y ajouter sa traduction de la Mundaka Upanishad, jamais encore publiée en français. Ces différents textes forment à la fois le complément et le pendant des études de Shrî Aurobindo sur la Bhagavad-Gîtâ, déjà publiées dans celle même collection. Puissent-elles montrer aux Occidentaux à la fois le but et la méthode que doivent avoir les recherches sur les textes sanskrits classiques si l'on veut les comprendre, tant dans la signification que leur donnaient leurs auteurs que dans la valeur pratique qu'ils ont aujourd'hui encore pour tous les hindous.



  L'Ishâ ou Ishâvâsya Upanishad, rattachée au Yajur­-Véda blanc, est considérée comme une des plus anciennes et des plus importantes de toutes les Upanishads. Elle a été honorée d'importants commentaires par Shankara et par de nombreux autres maîtres à toutes les époques.

  Le texte original anglais de « L'Ishâ Upanishad » parut d'abord dans la revue Arya en 1914-1915. Il fut

ensuite publié en librairie (Arya Publishing House, College Street, Calcutta).

  Le début de la traduction française parut, en même temps que le texte anglais, dans l'édition française de la revue Arya. La fin de la traduction a été faite par Jean Herbert. Toute la traduction a été revue et corrigée par l'auteur.



  La Kena Upanishad est généralement rattachée au Sâma-Véda. Toutefois, sous le nom de Talava-kâra, elle est parfois rattachée à l'Atharva-Véda.

  L'étude ci-après parut dans la revue Arya, Pondichéry, en 1915-1916. Le texte anglais original n'en a jamais été publié en librairie. La traduction française a été faite par Camille Rao, René Daumal el Jean Herbert avec l'autorisation de Shrî Aurobindo, mais en raison des circonstances elle n'a pas pu être soumise à celui-ci.

  La Kena Upanishad fut traduite en latin par Anquetil ­Duperron (publiée en 1801), en français par Poley (1836), partiellement par Victor Hugo (dans la Légende des Siècles, sous le titre « Suprématie »), par Marcault (1905), partiellement par Salet (1920) et par Louis Renou (1943).



  La Mundaka Upanishad, rattachée à l'Alharva-Véda, est également l'une des plus anciennes. La traduction anglaise qu'en a faite Shrî Aurobindo parut dans la revue Arya en 1920, malheureusement sans commentaires, et ne fut jamais réimprimée. Le texte français que nous donnons ici a été établi par Jean Herbert et revu par Shrî Aurobindo. Celle Upanishad avait été déjà traduite en français par Poley (1836), partiellement par Regnard (1876), partiellement par Salet (1920) et par Jacqueline Alaury (1943).



Vandœuvres, novembre 1918.

JEAN HERBERT



La conception d'une Unité transcendantale, Unité et Stabilité, derrière tout le flux et la va­riété de la vie phénoménale est l'idée de base des Upanishads ; elle est le pivot de toute la métaphysique indienne, la somme et le but de notre expérience spirituelle. Au monde phénoménal qui nous entoure, stabilité et unité semblent à première vue totalement étrangères; il n'y a rien qui ne passe et ne change, rien qui n'ait ses con­treparties, ses contrastes, ses parties harmonisées ou dissidentes. Toutes perpétuellement varient et réorganisent leurs positions relatives et leurs affections. Et pourtant si une chose est certaine, c'est que la somme de tout ce mouvement et de tous ces changements est absolument stable, fixe, invariable, que toutes ces multitudes hété­rogènes de choses animées et inanimées sont fondamentalement une, homogène. Sans quoi rien ne pourrait durer, ni ne pourrait exister avec certitude.

Sri Aurobindo , Brahman et Mâyâ dans les Upanishads







Métaphysique et psychologie
Note de l'éditeur , Pierre faucheux, présentation de quatrième de couverture.
Métaphysique et Psychologie comprend plus de 1 500 extraits puisés dans plus de 50 volumes, dont tous ceux déjà traduits en français —y compris les trois importants volumes de « Let­tres » maintenant épuisés — et aussi dans de nombreuses plaquettes qui n'existent qu'en anglais.

Les principales sections sont intitulées : Sources et antécédents, Vérité et complémentarités, L'Évolution, le Divin, Modes et plans de la nature telle qu'elle nous apparaît, Les plans cosmiques supérieurs, de l'homme réel à l'homme apparent, L'homme dans le monde et la société, Le physique et le vital chez l'homme, Le mental actuel chez l'homme, Au-delà de l'être humain mental.

Il y est joint une importante préface de Jean Herbert, qui situe ces divers sujets les uns par rapport aux autres, et un schéma de l'analyse psychologique de l'homme selon Shrî Aurobindo.


 Métaphysique et psychologie

PRÉFACE de Jean Herbert



                                          NI CONSIDÉRATION DE SOI, NI OUBLI DE SOI (1)



  Après que Shrî Aurobindo m'eut accepté comme disciple en 1935, il m'a permis de traduire en français et de faire traduire dans d'autres langues tout ce que je voudrais de son immense œuvre écrite, autorisation qu'il avait jusqu'alors constamment refusée. En français il est ainsi paru à ce jour une douzaine de volumes de ses écrits philosophiques et yoguiques.

  Comme les mêmes sujets y sont fréquemment traités en plusieurs endroits, j'ai jugé le moment venu de faciliter l'accès à cet enseignement en groupant dans un même volume, dans un ordre systématique, les textes fondamentaux portant sur la métaphysique et la psychologie. Ce sont deux sujets qui, pour lui comme pour tous les maîtres hindous, sont indissociables et même n'en font qu'un, comme nous le verrons plus loin.

  Une partie des traductions faites de son vivant ont été vérifiées par lui personnellement ; certains des passages cités ici proviennent de volumes qui n'ont encore jamais été traduits en français.

  La métaphysique de Shrî Aurobindo se propose de nous expliquer à la fois le monde tel qu'il nous apparaît et la réalité plus profonde que nous cachent les apparences. De même sa psychologie traite à la fois de l'être que nous avons conscience d'être et de « ce " beaucoup plus " que nous sommes secrètement (2) ».

  Dans son œuvre, Shrî Aurobindo procède à une magistrale synthèse, sans doute jamais égalée, de toutes les richesses accumulées par l'humanité au cours des millénaires, de « la vérité de tous les enseignements dans l'harmonie de la sagesse éternelle (3) », dans une « fusion de l'ancienne connaissance d'Orient et de la récente connaissance d'Occident (4) ».

 « Nous avons, dit il, non seulement à assimiler les influences des grandes religion théistes de l'Inde et du monde, ainsi que la compréhension retrouvée de la signification du Bouddhisme, mais aussi à tenir pleinement compte des révélations, puissantes quoique limitées, de la connaissance et de la recherche modernes ; outre cela, le lointain passé sans âge, qui semblait mort, revient sur nous, resplendissant de nombreux et lumineux secrets depuis longtemps perdus pour la conscience humaine, et qui réapparaissent de derrière le voile (5). »

  Si les textes hindous auxquels il se réfère sont, sauf exceptions, puisés dans les Écritures sacrées, essentiellement le Rig-Véda, la Bhagavad-Gîtâ et quelques Upanishads, il fait de fréquentes allusions aux grands systèmes philosophico-religieux que sont le Sâmkhya, le Védânta (y compris l'« Illusionnisme » de Shankara) et le Vishnouïsme-Krishnaïsme, et il utilise leurs apports. Dans toutes «ces puissantes tentatives de l'esprit humain » il voit des contributions irremplaçables au progrès de l'humanité. Il considère cependant chacune d'elles — et plus particulièrement celles qui sont postérieures au « plus ancien Védânta » — comme ne conduisant qu'à l'épanouissement d'une partie des facultés de l'homme, à un développement — qui, pour être authentique, n'en est pas moins partiel — de notre vision et de notre faculté d'évolution. Pour lui, loin d'être contradictoires et incompatibles, toutes les conceptions auxquelles l'humanité s'est attachée sont mutuellement complémentaires et il les embrasse en la synthèse sur la base de laquelle il se propose de faire un nouveau pas en avant.

L'enseignement théorique et pratique (métaphysique, psychologique et yoguique) de Shrî Aurobindo ne s'appuie d'ailleurs pas sur une simple analyse des textes; c'est grâce aux expériences spirituelles par lesquelles il est lui-même passé qu'il redécouvre « la Lumière de l'antique et éternelle vérité conservée pour nous dans les Écritures védântiques (6) » et la possibilité d'utiliser tout ce qui a suivi.

  Shrî Aurobindo admet la distinction classique hindoue — sur laquelle nous reviendrons — entre le plan de conscience de la multiplicité sur lequel nous vivons habituellement et le plan de conscience de l'unité qui le sous-tend et auquel s'élèvent les grands mystiques. Mais, contrairement aux plus extrémistes des advaïtistes, il se refuse à voir dans l'Un l'unique Vérité et dans le Multiple une pure et simple Illusion. Pour lui, « l'Un et le Multiple sont des aspects fondamentaux de l'Infini (7)». « L'unité est la plus grande vérité, la multiplicité est la moindre vérité, encore que les deux soient vérité et aucune d'elles illusion (8). »

  De cela découlent, entre autres, deux conséquences importantes. D'abord que l'Un et le Multiple ne sont pas forcément les deux seuls aspects de l'Infini, ni de la Vérité. Ensuite, que rien ne s'oppose logiquement à ce que l'homme puisse passer progressivement de l'un de ces aspects à un autre, en restant même éventuellement chaque fois conscient des aspects dont il a eu antérieurement l'expérience.

  L'ensemble de cette vision métaphysique sous ses divers aspects et à ses divers degrés ne saurait être saisi par l'intellect dont dispose l'homme ; il ne peut être perçu que par l'expérience intérieure individuelle à laquelle conduisent les disciplines appropriées, par « le pouvoir de perception de la vision intérieure [qui] est plus grand et plus direct que le pouvoir de perception de la pensée (9) », par « une logique dont les enchaînements ne sont pas les degrés de la pensée, mais les degrés de l'existence (10) ». « Ce n'est pas une vérité à prouver, mais une vérité à vivre intérieurement, une plus grande réalité en laquelle il nous faut grandir (11). » Elle ne doit cependant pas être contredite par notre raison, qui doit pouvoir en fournir une explication conséquente. C'est pourquoi Shrî Aurobindo peut présenter son enseignement à ce sujet en termes de métaphysique.

  Il s'appuie sur deux postulats fondamentaux qu'il serait bien difficile de réfuter.

  Le premier, c'est que « l'évolution tourmentée de la Nature terrestre (12) », qui a passé successivement par les stades du minéral, du végétal et de l'animal pour parvenir à celui de l'homme, n'a pas trouvé en l'homme tel qu'il est actuellement son point final, mais seulement un « échelon (13) » et doit se poursuivre. Le stade suivant sera normalement aussi différent du stade humain actuel que ce dernier l'est du stade animal. « Avant même que l'homme existe, la Réalité a assumé une forme et une création infrahumaines, et après l'homme ou en l'homme elle peut assumer une forme et une création suprahumaines (14). » Nous reviendrons plus loin sur le processus de cette évolution et sur le rôle que l'homme pourrait être appelé à y jouer.

  Le second postulat est que toute « évolution » présuppose une « involution » préalable, « évolue hors de son involution (15) ». Ainsi la vie n'aurait pas pu émerger de la matière inerte si elle n'y avait pas déjà été involuée, le mental n'aurait pas pu faire son apparition s'il n'avait pas déjà été involué dans le monde végétal qui l'a précédé.

  De ces deux prémisses une conclusion s'impose. C'est que ce qui caractérise les stades à venir dans la suite de l'évolution doit déjà être involué, même si caché à nos yeux, dans ce qui est manifesté au stade actuel, et en particulier dans le mental humain, qui représente le plus haut niveau actuellement réalisé dans l'évolution sur notre terre. « Notre mental ... est un pouvoir intermédiaire qui a grandi et continue de grandir vers quelque chose qui le dépasse; il y a eu des niveaux inférieurs de conscience qui sont venus avant lui et d'où il s'est élevé, et il doit fort évidemment y avoir des niveaux supérieurs vers lesquels il s'élève lui-même (16). »

Shrî Aurobindo ne laisse de côté aucun problème, car « dans la pensée métaphysique comme dans la science, la solution générale et finale qui a des chances d'être la meilleure est celle qui inclut tout et rend compte de tout (17) ». Aussi a-t-il pu écrire : « Chaque chose prend sa place dans l'ensemble (18). » Même « une réelle solution du problème de l'existence ne peut se baser que sur une vérité qui rende compte de notre existence et de l'existence du monde et concilie leur vérité, leur juste rapport, avec la vérité de leur rapport avec la Réalité transcendante, quelle qu'elle soit, qui est la source de tout (19) ».

  Shrî Aurobindo a d'ailleurs laissé une œuvre considérable et fort originale sur les problèmes sociaux, de l'éducation, de l'art, de la politique nationale et internationale, etc., que ce n'est pas la place de résumer ici, mais qui forme un tout avec son enseignement philosophique et yoguique.

  Dans son œuvre sur ces derniers sujets, il a naturellement été obligé d'utiliser un certain nombre de termes sanskrits pour désigner des concepts que ne connaissent pas les diverses branches de la philosophie occidentale. Nous les avons laissés subsister dans la traduction française pour ne pas fausser le sens, nous bornant à rappeler en appendice les définitions qu'en a données Shrî Aurobindo lui-même. La difficulté est encore accrue du fait que chacun des termes a toute une gamme de significations qui, tout en étant parfaitement cohérente, varie selon les contextes et que chaque sens utilisé au titre principal évoque, pourrait-on dire, en harmonique, tous les autres sens possibles. Par exemple, l'utilisation que fait Shrî Aurobindo de certains termes de base comme Brahman, Ishvara, Purusha et Prakriti, Mâyâ, âtman, jîva, est à la fois souple et différenciée. Souple parce que, tout en attribuant à ce que représente chacun d'eux une place et un rôle extrêmement précis, il insiste sur le fait qu'à certains points chaque entité se fond plus ou moins dans une ou plusieurs autres. Différenciée parce qu'il distingue non seulement, comme il est de tradition, entre le Brahman « éternellement stable et immuable (20) » et le Brahman « actif (21) », entre la Prakriti supérieure et la Prakriti inférieure, entre la Mâyâ force de connaissance et la Mâyâ force d'ignorance (22), etc., selon les divers rôles complémentaires et simultanés que joue inévitablement chacune de ces entités. Il emploie également à divers niveaux selon le contexte certains termes occidentaux comme le Divin, l'Infini, l'âme, etc.

  Une fois surmontés ces obstacles inhérents à la présentation de tout système métaphysique qui ne veut pas faire entrer de force toute la Réalité dans les cadres rigides de notre logique formelle. on se rendra compte que la vision de Shrî Aurobindo est à la fois complète, cohérente et convaincante et qu'elle écarte les dilemmes auxquels nous avons coutume de nous heurter dans notre pensée et notre vie. Nous espérons que les pages qui suivent en donneront au lecteur un résumé fidèle préparant à l'étude du recueil de citations composant ce volume.

  Relevons d'abord que pour Shrî Aurobindo l'existence de Dieu — ou plutôt du Divin, pour employer le terme qu'il préfère — qui est affirmée avec insistance dans toutes les Écritures sacrées, ne saurait faire aucun doute, car elle est non seulement confirmée par la raison, mais vérifiée dans l'expérience de tous les grands sages contemporains, de lui-même et de nombre de ses disciples. Mais il n'entend pas le Divin au seul sens que les religions donnent au terme « Dieu ». Selon la tradition hindoue multimillénaire, il admet que ce Divin S'offre à nous — à notre compréhension, à notre amour, à notre culte, à notre vision — sous différents aspects qui ne s'excluent aucunement les uns les autres. Il est l'Absolu en lequel n'est aucune différenciation, Il est le Dieu personnel unique créateur de l'univers et Il est Cela qui se manifeste dans l'univers tel que nous le voyons. Il peut aussi Se révéler à Son adorateur sous celle des innombrables formes qu'Il est susceptible de prendre qui répondra le mieux à l'appel adressé. Et enfin Sa vérité est identiquement la même que notre vérité, ce qui fait que nous n'avons pas besoin de Le chercher en-dehors de nous.

  Pour Shrî Aurobindo comme pour tout métaphysicien, le problème fondamental de la solution duquel dépend dans une large mesure la réponse qui sera donnée à tous les autres, est celui de la Nature, de l'origine et de la raison d'être du monde dans la conscience duquel nous vivons. C'est à partir de là en effet que l'on peut se pencher sur la nature de l'homme, sa place dans le monde et ses rapports avec les autres entités qui se trouvent dans ce monde — et éventuellement en dehors de lui — et également sur l'évolution et la finalité du monde en général et de l'homme en particulier.

  Nous avons vu que Shrî Aurobindo distingue entre le concept de la multiplicité — et corrélativement, du mouvement dans le temps et l'espace — et celui de l'Absolu, de l'unité. Toutes les écoles hindoues admettent que ce dernier, Brahman, est la source de l'autre, Mâyâ. Les divergences entre ces écoles portent essentiellement sur la manière dont elles conçoivent les rapports entre l'un et l'autre, la nature de leur coexistence et la réalité relative de Mâyâ par rapport à Brahman.

  Sur la relation entre la vérité nouménale et les apparences phénoménales, quelle que soit la terminologie employée, Shrî Aurobindo ne rejette aucun système religieux, philosophique ou scientifique, spiritualiste ou matérialiste, ancien ou nouveau, hindou ou occidental. En eux tous, il reconnaît des descriptions authentiques, mais partielles et «complémentaires comme le sont tous les opposés (23) » de la vérité vue sur différents plans de conscience et sous différents jours. « Toutes les vérités, même celles qui semblent être en conflit, ont leur validité... ; toutes les philosophies ont leur valeur... ; toutes les expériences spirituelles sont vraies (24). » Il faut « compléter une vérité par une autre à la lumière d'une vérité unique dont toutes les autres ne sont que des aspects (25) ». Cependant, « une conviction d'une irrésistible évidence, une expérience d'une authenticité absolue dans la réalisation ou l'expérience ne constitue pas une preuve irréfutable de seule réalité ou de seule finalité (26 ) ». Et c'est pourquoi il faut que toutes ces vérités « soient conciliées en quelque Vérité plus vaste qui les intègre toutes (27) ».

  Dans le texte du présent volume, nous nous sommes borné à présenter la métaphysique de Shrî Aurobindo en indiquant accessoirement les emprunts qu'il a faits à des systèmes antérieurs ; nous avons laissé de côté les raisons détaillées pour lesquelles il estime que chacun de ces systèmes ne peut pas être considéré comme fournissant une vue d'ensemble complète.

  Un trait essentiel de sa philosophie est qu'entre l'unité et la multiplicité, entre le Divin — y compris l'Absolu — l'âme individuelle, la pensée et la Nature matérielle, entre les lois qui nous apparaissent comme régissant le monde et ce qui nous paraît leur échapper, entre notre logique humaine et ce que l'on pourrait appeler une logique divine, il perçoit non pas une incompatibilité, mais une continuité rigoureuse dans une parfaite harmonie.

  Pour en revenir au problème fondamental, celui des rapports entre l'Absolu et la manifestation, entre Brahman et Mâyâ, entre ce que l'Inde du Bouddha et de Shankara considère comme la réalité nouménale et l'apparence fallacieuse — mais que d'autres écoles considèrent différemment — Shrî Aurobindo explique cette dualité par le caractère simultanément statique et dynamique du Brahman auquel nous avons déjà fait allusion. Il reconnaît que « l'état duel de Brahman, immobile et créateur, est en vérité l'une des distinctions les plus importantes et les plus fécondes de la philosophie hindoue ; c'est en outre un fait d'expérience spirituelle (28) ». Mais pour lui « la conscience active de Brahman et sa conscience passive ne sont pas deux choses différentes, opposées et incompatibles ; elles sont la même conscience, la même énergie, à une extrémité se mettant en réserve, à l'autre, jetée dans le mouvement de se donner et de se déployer — comme l'immobilité d'un réservoir et le courant de ses canaux d'écoulement (29) ». « Bien que nous fassions la distinction pour la commodité de notre mental, il n'y a pas un Brahman actif et un Brahman passif, mais un seul Brahman, une [seule] existence (30). »

  Ainsi Mâyâ n'est autre que l'aspect dynamique de l'Absolu « non différencié » (nirguna Brahman), sa « force d'être qui manifeste son propre pouvoir en action (31) », « l'unique Connaissance-Volonté divine (32) », ce que l'Inde appelle Adyâ-Shakti (33), la « Puissance consciente de l'Etre divin, qui est à la fois conceptuellement créatrice et dynamiquement exécutrice de toutes les activités divines (34) ».

  On peut dire que c'est là une des idées de base de toute la philosophie de Shrî Aurobindo ; elle se retrouve dans toute son œuvre comme une sorte de leitmotiv. Pour désigner l'ensemble de ces deux aspects du Brahman, Shrî Aurobindo, reprenant la terminologie de la Bhagavad-Gîtâ, admet le concept d'une entité primordiale qui les coiffe tous deux sans d'ailleurs en être différente, le Purushottama, sur lequel nous reviendrons, qui est « à la fois au-delà de l'unité et de la multiplicité (35) », à la fois actif et non actif, à la fois Etre et Devenir.

  Qu'en est-il alors de la création ? Elle n'est pas l'acte, situé dans le temps, d'une « Divinité extra-cosmique qui aurait créé un monde extérieur à sa propre existence et séparé d'elle (36) », mais, selon le concept hindou, une « projection » (srishti). « Nous pouvons parler de création en ce sens seulement que l'Etre devient en forme et en mouvement ce qu'il est déjà en substance et en état (37). » On peut ainsi comparer la création à partir de l'indifférencié à un acte de courage émanant d'un homme courageux ou à une guérison opérée par l'utilisation d'une plante médicinale (38).

  Le passage du Brahman dynamique à l'univers dans lequel se situe « l'être phénoménal (39) », l'homme sur son plan de conscience habituel, est constitué par une progressive involution de l'unité dans la division et la multiplicité qui en découlent. Cette involution comporte sept « registres » différents, dans la nature et les rapports mutuels desquels Shrî Aurobindo trouve l'explication la plus satisfaisante à la fois des aspects de la Réalité que nous percevons et de ceux qui nous sont actuellement cachés, mais dont une discipline yoguique appropriée nous permet de constater l'existence.

  Les trois registres supérieurs sont constitués par le triple-en-un Sachchidânanda, Existence-Conscience-Béatitude suprême, « en qui n'est nulle distinction séparatrice (40) », mais dont on peut néanmoins distinguer trois aspects : Sat (existence), Chit, que Shrî Aurobindo préfère appeler Chit-Shakti (force-conscience), car « la conscience absolue est en sa nature puissance absolue ; la nature de Chit est Shakti (41) » et Ananda (béatitude ou félicité).

  Les trois registres inférieurs, que l'on peut considérer comme des manifestations ou descentes à un niveau de plus grande division des trois registres supérieurs, sont le plan mental, le plan vital et le plan matériel, qui d'ailleurs s'interpénètrent sur une grande partie de leurs étendues respectives.

  Permettant le passage des trois plans supérieurs aux trois plans inférieurs, on trouve enfin un septième plan, le plan supramental ou « Gnose divine (42) », qui joue le rôle de « chaînon intermédiaire (43) ».

  Mais « les sept principes de l'existence ... sont un en leur réalité essentielle et fondamentale ... et sont inséparables aussi dans la septuple variété de leur action (44) ».

  Dans ses divers ouvrages, et en particulier dans « la Vie divine », Shrî Aurobindo s'engage dans une description minutieusement détaillée de ces plans, de leurs différents aspects, de leurs rapports de nature, de leur continuité et de leur interaction.

  Le fait que ces divers plans ne sont pas isolés les uns des autres, que chacun d'eux est imprégné de ceux qui le précèdent ou l'accompagnent et à son tour imprègne ceux qui l'accompagnent ou le suivent, le fait aussi que l'ascension depuis la matière jusqu'au Supramental est conditionnée et rendue possible — et même inévitable — par la descente depuis le Supramental jusqu'à la matière, « dernier terme de la descente [et] premier terme de la montée (45) » font que chaque plan ne peut pas être considéré sans tenir compte de ses rapports avec les autres. Par ailleurs, chacun d'eux comporte une multitude d'aspects ou de niveaux entre lesquels il n'est pas possible de tracer une ligne de démarcation aussi nette que notre intellect humain le souhaiterait. Si l'on se heurte déjà à ce genre de difficultés lorsqu'on veut décrire un élément ou un événement de la Nature dont nous avons l'expérience, il ne faut pas s'étonner que ces difficultés soient infiniment plus graves lorsqu'on veut décrire l'ensemble de tous les « mondes d'existence (46) », visibles et invisibles, leur origine et leur fonctionnement. D'autre part, si notre logique occidentale habituelle convient pour l'étude du monde matériel, elle est déjà beaucoup moins adaptée à l'étude du monde mental, et elle doit être considérablement prolongée, élargie et assouplie pour se mettre à l'échelle des problèmes métaphysiques qui relèvent essentiellement de perceptions spirituelles.

  Cela est d'autant plus nécessaire dans l'étude des exposés de Shrî Aurobindo que celui-ci, d'une façon générale, n'applique pas notre logique occidentale des incompatibilités, mais la logique orientale des complémentarités. Ainsi il relève avec insistance au sein de l'unité, « maître-principe dont la division n'est qu'un terme subordonné (47) », la présence d'éléments ou de rapports que nous considérons habituellement comme des contraires inconciliables. La tradition védântique, à laquelle il se rattache, admet des relations qui n'ont rien de linéaire, notamment lorsqu'elle s'exprime en termes de mythologie. Agni, disent les Ecritures, est le fils des Dieux, et il est aussi leur père (48).

  Pour aborder l'examen de ces divers plans, il peut être préférable de commencer par ceux dont nous avons - si partiellement que ce soit - conscience en temps normal, c'est-à-dire la Matière, la Vie et le Mental. Il faut avant tout observer que chacun d'eux est en soi fort complexe dans sa nature et son jeu, ce qui oblige, pour l'étudier, à y pratiquer des divisions.

  Pour ces trois plans, Shrî Aurobindo reconnaît comme valable une théorie fondamentale de la philosophie sâmkhienne selon laquelle, dans le jeu de « la Nature ou Force rendue dynamiquement exécutrice, Prakriti (49) », c'est-à-dire sur ces trois plans, l'existence même résulte d'un déséquilibre entre trois éléments, les trois gunas : «le principe d'inertie, le principe cinétique et le principe d'équilibre, de lumière et d'harmonie (50) », tamas, rajas et sauva.

  Relevons en passant que même si le Temps « est une manifestation de l'Eternel (51) », ce n'en est pas moins sur les plans inférieurs, ceux « de relativités et de possibilités (52) », qu'apparaissent temps, espace et causalité, « une succession dans le temps, un rapport dans l'espace et une interaction réglée de choses inter-reliées dans l'espace à quoi la succession de temps donne l'aspect de causalité (53) ».

  Qu'est-ce que la Matière ? La Mundaka Upanishad (54), à laquelle se réfère Shrî Aurobindo, nous dit : « Par l'énergie constante en action (tapas) Brahman s'est condensé ; de cela naît la Matière (55). » Or, « ce qui pour nous représente le mieux la matérialité de la Matière, ... ce sont ses aspects de solidité, de palpabilité, de résistance croissante, de ferme réaction au toucher de la faculté sensorielle (56) ».

  Certes, le principe matériel est « le principe le plus bas (57) », « la Matière est ... le dernier stade qui nous soit connu dans la progression de la substance pure vers une base de rapports cosmiques où le mot clef ne sera pas l'esprit, mais la forme (58) ». Cependant, « même dans la formule du cosmos physique, il y a dans l'échelle de la Matière une série ascendante qui nous conduit du plus dense au moins dense, du moins subtil au plus subtil (59) », et à l'extrémité de cette échelle, derrière la Matière telle que nous la percevons, il y a « l'être physique subtil (60) ».

  Quoique l'inertie soit « le principe fondamental de la Matière (61) », celle-ci « n'est inerte (jada) qu'en apparence (62)». Bien que « l'existence matérielle [ait] une individualité seulement physique, et non mentale ... il y a en elle une Présence subliminale, le Conscient unique dans les choses inconscientes, qui détermine le travail des énergies qui l'habitent (63) ». Car la conscience — qu'il ne faut pas identifier « avec la mentalité et la prise de conscience mentale (64) » - « peut exister là même où il n'y a point d'activités ouvertes, point de signes qui la révèlent (65) ».

  Chez l'homme, dans la « matière grossière », c'est « la conscience obscure propre aux membres, aux cellules, aux tissus, aux glandes, aux organes (66) ». Mieux encore, « si nous regardons les choses froidement il est certain [qu'il existe] dans la plante et aussi dans le métal une force à laquelle on peut donner le nom de conscience bien qu'elle ne soit pas la mentalité humaine ou animale à quoi l'on a réservé jusqu'alors le monopole de cette appellation (67) ». Et cela « bien que dans le métal il n'y ait pas d'agitation corporelle correspondant à la réaction nerveuse (68)».

  Si dans les trois registres inférieurs la Matière peut être considérée comme une descente du Sat, qui est l'un des trois registres supérieurs, la Vie peut, selon Shrî Aurobindo, être de même considérée comme une descente de Chit-Shakti, la Force-consciente.

  « La vie n'est rien autre que la Force qui érige, maintient et détruit des formes dans le monde (69). » C'est « la force universelle à l'œuvre pour créer, dynamiser et modifier, jusqu'au point de les dissoudre et de les reconstruire (ce qui est très précisément dans la mythologie hindoue le rôle du Destructeur­-Recréateur, Shiva) des formes de substance avec, comme caractère fondamental, le jeu mutuel, l'échange réciproque d'une énergie ouvertement ou secrètement consciente (70) ».

  La Vie « n'est pas une entité ou un mouvement séparé, mais a derrière elle toute la Force-consciente dans chacune de ses opérations, et c'est cette Force-consciente seule qui existe et agit dans les formes créées (71) ». « La Vie est le jeu dynamique d'une Force universelle, Force en laquelle la conscience mentale et la vitalité nerveuse sont toujours inhérentes sous quelque forme ou au moins dans leur principe ... Le jeu vital de cette force se manifeste comme un échange mutuel d'excitations et de réactions entre les différentes formes qu'elle a érigées et en quoi elle conserve sa constante pulsation dynamique (72). »

  Si le plan vital est celui qui joue le rôle dominant chez les végétaux et les animaux inférieurs, la Vie n'en existe pas moins aussi « en notre univers matériel », mais elle y est « subconsciente, submergée, emprisonnée en la matière (73) ». « La force qui construit et constitue l'atome ... est fondamentalement le chit-tapas ou Chit-Shakti du Védânta, conscience-force, force-consciente inhérente à l'être conscient, qui se manifeste dans la plante comme énergie e nerveuse pleine de sensation " sub­mentale ", dans les formes animales primaires comme désir-sens et désir-volonté, dans l'animal évolué comme volonté et force consciente de soi, dans l'homme comme volonté et connaissance mentales couronnant tout le reste (74). »

  Il est à peine besoin de relever que la Vie ainsi comprise n'a rien de commun avec celle que dans le langage courant nous opposons à la mort. « La mort n'a de réalité qu'en tant que processus de vie. Désintégration de substance et renouvellement de substance, persistance de la forme et changement de la forme sont le processus constant de la vie ; la mort n'est qu'une désintégration rapide résultant de cette nécessité pour la vie de changer, de varier son expérience formelle. Même dans la mort du corps, il n'y a pas cessation de la vie ; seulement les matériaux d'une forme de vie sont désagrégés pour servir de matériaux à d'autres formes de vie (75). »

  Le plan mental est un plan beaucoup plus complexe, auquel Shrî Aurobindo s'intéresse tout particulièrement. En effet, il est celui des plans inférieurs qui est le plus proche des plans supérieurs, il joue chez l'homme un rôle prépondérant et, pour ces deux raisons, il est celui sur lequel doit surtout s'appuyer l'homme dans son évolution.

  Néanmoins, comme nous l'avons vu, l'homme n'en a pas l'apanage exclusif. Nous parlerons cependant de ce plan plus en détail lorsque nous examinerons la place et le rôle des dif­férents plans chez l'homme. Ici nous nous bornerons à en indiquer la nature essentielle.

  Ce plan mental « de la conscience universelle (76)», de la « conscience cosmique (77) », qui se manifeste ainsi partout à des degrés divers n'est autre que le « Mental cosmique (78) », le « Mental universel (79)», ce Mental qui est « réellement une activité et un appareil secondaires de la Vérité-consciente (80) ». Il « est actuellement l'activité principale de la Conscience-Force dans nos rapports avec le moi, le monde et la Nature (81) ».

  Et cette activité ne s'étend pas seulement au jeu du monde, mais intervient aussi, dans un certain sens, dans sa création. « C'est un Mental subconscient [à l'homme] ou une Intelligence subconsciente [à l'homme] qui, manifestant la Force comme sa puissance motrice, sa Nature exécutrice, ... a créé ce monde matériel (82). » « Ce n'est pas une loi éternelle et originelle d'une éternelle et originelle Matière qui est la cause de l'existence atomique, c'est la nature de l'action du Mental cosmique (83). » Son procédé pour « créer ce monde matériel », c'est de « transformer la multiplicité de l'Un en une division apparente par laquelle les rapports sont définis et maintenus séparés l'un de l'autre de telle sorte qu'ils puissent se retrouver et se rejoindre ... Il doit rendre l'Un capable de se comporter comme s'Il était un être individuel en rapports avec d'autres êtres individuels, mais toujours en Sa propre unité (84) ». D'ailleurs « ce que nous nommons ... le Mental, [c'est] la vie de pensée,

de sentiment, de volonté, d'impulsion consciente (85) » qui implique la conscience d'une dualité plus ou moins absolue.

  Cependant le Mental ne pourrait pas procéder à son oeuvre de division, de création du monde de la multiplicité, s'il provenait directement des trois plans supérieurs que constitue

l'unique Sachchidânanda. Pour « relier l'hémisphère supérieur (parârdha) à l'hémisphère inférieur (aparârdha) de l'unique Existence (86) », il faut un intermédiaire où se rejoignent l'unique en et le multiple, mais qui soit en rapport avec le Mental. C'est précisément ce que Shrî Aurobindo appelle le Supramental, qui est « au-delà du Mental (87) », « derrière l'action de division du Mental (88)», de ce Mental qui, tout « obscurci [qu'il soit] par l'ignorance (89) », ne « recèle [pas moins] en lui la potentialité du Supramental [et doit même] toujours être identique en essence avec le Supramental (90) ».

  On pourrait donc dire que la création par le Mental n'est qu'une création secondaire qui ne saurait exister et durer sans s'appuyer sur une création originelle relevant directement de l'Unique. C'est dans le Supramental que se situe cette création originelle.

  Ce Supramental « est un principe de Volonté et de Connaissance actives, supérieur au Mental et créateur des mondes, qui est le pouvoir et l'état d'être intermédiaire entre cette possession de soi de l'Un et ce flux du Multiple (91) ». Si « primordialement le Supramental englobe tout, [et] la différenciation n'est que son acte secondaire (92) », « le Supramental ou Vérité-Conscience est [néanmoins] le réel agent créateur de l'universelle Existence (93)».

  « Le Supramental, la Vérité-Consciente, l'Idée-Réelle, qui connaît soi-même et tout son devenir, [c'est] ce qui contient et soutient la diffusion, l'empêchant d'être une réelle désintégra­tion, qui maintient l'unité dans l'extrême diversité, la stabilité dans l'extrême muabilité, qui insiste sur l'harmonie dans cette apparence de lutte et de conflit qui pénètre tout, qui conserve le cosmos éternel alors que le Mental arriverait seulement à un chaos s'efforçant éternellement de se donner forme (94). »

  « Dans le principe du Supramental, la Conscience divine prend trois de ces équilibres généraux, trois de ces assises de conscience sur lesquelles repose le monde. Le premier est le fondement de l'inaltérable unité des choses ; le deuxième mitige cette unité de façon à soutenir la manifestation du Multiple dans l'Un et de l'Un dans le Multiple ; le troisième la modifie encore davantage de façon à soutenir l'évolution d'une individualité diversifiée qui, par l'action de l'ignorance [de la Réalité], devient en nous, à un niveau inférieur, l'illusion de l'ego séparé (95). » « Nous ne pouvons considérer comme faux ou illusoire aucun de ces trois équilibres (96). »

  Même cette entremise du Supramental entre « les deux hémisphères de l'Existence universelle » ne suffit cependant pas encore à tout expliquer. Shrî Aurobindo décèle entre le Supramental et le mental un échelon intermédiaire secondaire, auquel il donne le nom de Surmental,, et qui « procède par une illimitable faculté de séparation et de combinaison entre les pouvoirs et aspects de l'Unité intégrale indivisible, ... prend chacun de ces aspects ou pouvoirs et lui assigne une action indépendante (97) ».

  « Dans sa nature et sa loi, ce Surmental est un délégué tic la Conscience supramentale (98). » C'est un « pouvoir de conscience cosmique, principe de connaissance globale qui porte en lui une lumière déléguée provenant de la gnose supramentale ... même lorsqu'en son action il est sélectif et non total (99) », mais qui néanmoins « n'est qu'une puissance de l'hémisphère inférieur, bien qu'il en soit la puissance la plus haute ; sa base est une unité cosmique, mais son action est une action de division et d'interaction, une action qui s'appuie sur le jeu de la multiplicité (100) ». Seule « une ligne sépare le Surmental du Supramental, et cette ligne permet une libre transmission, laisse la Puissance inférieure tirer de la Puissance supérieure tout ce qu'elle tient et tout ce qu'elle voit, mais automatiquement elle impose au passage une modification de transaction (101) ».

  Si « le Surmental conserve encore le sens de cette Unité sous-jacente qui est pour lui la base sûre de l'expérience indépendante (102) », si « la conscience surmentale ... porte en soi une cognition première, directe et magistrale de la vérité cosmique (103) », « selon la loi surmentale ... chaque Force réalise ses propres possibilités (104) ».

  C'est pourquoi « ce qui pour la raison mentale est divergences inconciliables se présente à l'intelligence du Surmental comme corrélatifs coexistants (105) ». « La base et la justification de la cognition surmentale, c'est sa volonté de porter chaque aspect, chaque pouvoir, chaque possibilité jusqu'à sa plénitude indépendante (106). »

  Donc, « pour le Surmental ... toutes les religions seraient vraies en tant que développement de l'unique religion éternelle, toutes les philosophies seraient valables, chacune dans son propre domaine, comme affirmation de sa propre vision de l'univers, de son propre point de vue, toutes les théories politiques et leur élaboration pratique seraient l'élaboration légitime d'une Force-Idée qui a droit à sa réalisation et à son développement pratique dans le jeu des énergies de la Nature (107) ».

  Ce qui fait en particulier que le Surmental est le domaine des dieux personnels que connaissent les diverses religions (108) et qui « ne sont que des représentations limitées, des noms, des personnalités divines de l'unique Ishvara (108 bis) ».

  Sur les trois registres supérieurs, Sat, Chit-Shakti et Ananda, sur ce « Sachchidânanda supra-cosmique et suprême [qui] est au-dessus de tout (109) », Shrî Aurobindo donne moins d'explications que sur les autres, et sans doute y a-t-il beaucoup moins à en dire, car en « la conscience indivisible et unitaire du pur Sachchidânanda ... n'est nulle distinction séparatrice ... [Il y a] au-dessus la formule de l'Un éternellement stable et immuable, au-dessous la formule du Multiple ... éternellement muable ; ... au milieu, le siège de toutes trinités, de tout ce qui est duel, de tout ce qui devient Multiple-en-Un et cependant demeure Un-en­-Multiple parce que c'était originellement l'Un qui est toujours potentiellement Multiple (110) ».

  Entre Sat (Existence), Chit-Shakti (Conscience-Force) et Ananda (Félicité, Délice), Shrî Aurobindo dégage cependant certains rapports. Il écrit notamment : « L'Existence est en sa nature Conscience et Force, mais le troisième terme en quoi celles-ci, ses deux éléments constituants, se rencontrent, deviennent un et trouvent leur ultime accomplissement, c'est le Délice satisfait de l'existence en soi (111). » De ce Délice, il dit aussi : « Amour, Joie et Beauté sont les déterminés fondamentaux du divin Délice d'Existence, et nous pouvons voir d'emblée qu'ils sont la substance même, la nature même de ce Délice (112). »

  C'est en l'existence de ce Délice-Félicité-Béatitude, Ananda — élément, potentialité ou action du Brahman dynamique — que Shrî Aurobindo voit la raison pour laquelle sont apparus l'univers et l'homme tels que nous les connaissons. « Pourquoi ce Brahman parfait, absolu, infini, n'ayant besoin de rien, ne désirant rien, projetterait-il une forme de conscience pour créer en soi ces mondes de forme ? ... Nous avons écarté la solution Belon laquelle il est contraint de créer par sa propre nature de force, obligé d'entrer en des formes par sa propre potentialité de mouvement et de formation. Il est vrai qu'il a cette potentialité, mais il n'est pas limité, lié ou obligé par elle ; il est libre. Si donc, étant libre de se mouvoir ou de demeurer éternellement immobile, de se projeter en des formes ou de garder en soi la potentialité de la forme, il fait jouer son pouvoir de mouvement et de formation, ce ne peut être que pour une seule raison — la félicité. Cette existence première, ultime et éternelle, telle que la voient les védântistes, n'est pas seulement pure et simple existence, ni une existence consciente dont la conscience soit force ou puissance brute ; c'est une existence consciente qui a la béatitude pour terme même de son être, pour terme même de sa conscience (113) . »

  Comment ces divers plans jouent-ils dans l'homme, dans l'être Individuel ?

  Au niveau de l'unité, Shrî Aurobindo admet sans réserve l'axiome fondamental de l'Hindouisme, celui de l'identité absolue Atman = Brahman, « le microcosme est un avec le macrocosme (114) ». « Brahman la Réalité apparaît dans l'existence phénoménale comme le Moi de l'individu vivant (115). » Par conséquent les différents plans existent et agissent chez l'homme Individuel comme dans l'univers. Cette identité de base dans le domaine de l'unité n'exclut évidemment pas un parallélisme dans le domaine de la multiplicité — qui est réel, même si sa réalité est « dérivée et conditionnelle (116) ».

  La distinction entre Atman et Brahman ne semble guère encore se faire au niveau de Sachchidânanda, mais dans le monde de la différenciation, c'est-à-dire essentiellement sur les trois plans inférieurs (mental, vital et physique) dont nous sommes normalement conscients et où l'homme ne se confond plus avec l'ensemble de « la manifestation cosmique (117) », dont il n'était pas dissocié dans l'Absolu « sans espace ni temps (118) ». Dans ce monde de la différenciation « chaque chose et chaque être ont leur forme d'être essentiel et leur forme d'être dynamique, svarûpa, svadharma (119) ». Il y existe donc en fait des rapports entre les individus, entre l'individu et la Nature, entre l'individu et le Divin.

  Aussi faut-il considérer séparément « l'homme superficiel ou apparent [et] l'homme réel (120) », ce que l'homme a conscience d'être et ce qu'il est sans en être conscient, ou mieux encore la partie de lui-même dont il est normalement conscient et l'autre partie de lui-même dont il ne l'est pas. « Nous ne sommes pas seulement ce que nous connaissons de nous-même, mais infiniment plus que nous ne connaissons pas ; notre personnalité momentanée n'est qu'une bulle sur l'océan de notre existence (121). » « Il doit y avoir — et il y a en fait — par-derrière cela une existence plus grande et plus vraie dont celle-ci n'est que le résultat extérieur et l'aspect physiquement perceptible (122). »

  Nous retrouvons ainsi sur le plan de l'être humain la même distinction que nous avons trouvée sur le plan cosmique avec le Brahman immuable et le Brahman rouable. Ici Shrî Aurobindo, conformément à la tradition hindoue, désigne ces deux niveaux par le terme de Purushas. « La difficulté, dit-il, qui déconcerte notre intelligence est que ces deux Purushas semblent être d'inconciliables contraires, sans lien réel entre eux ... Quand nous vivons dans la mobilité du devenir, nous pouvons bien être conscients de l'immortalité de l'existence en soi, hors du temps, mais nous ne pouvons guère vivre en elle. Et quand nous nous fixons dans l'être hors du temps, le Temps, l'Espace et les circonstances tombent et se détachent de nous et commencent d'apparaître comme un rêve troublé dans l'Infini (123). »

  Là encore, Shrî Aurobindo adopte la solution et le vocabulaire offerts par la Bhagavad-Gîtâ, qui coiffe les deux Purushas, kshara et akshara, par un troisième, le Purushottama, « le Brahman suprême, le Moi suprême, qui possède ensemble l'unité immuable et la multiplicité mobile (124) », qui « est à la fois akshara et kshara, et cependant ... est autre parce qu'il est plus et plus grand que chacun de ces opposés (125) ». Il est à la fois « maître du silence et de la paix, maître de la puissance et de l'action (126) ». Il est « par-delà le personnel et l'impersonnel et ... les concilie sur ses éternels sommets (127) ».

  En ce qui concerne l'homme vivant sur les trois plans inférieurs du physique, du vital et du mental, il y a lieu d'examiner les rapports entre ces trois plans, entre eux et le cosmos, entre eux et le Surmental et le Supramental.

  Pour étudier l'homme, cet être mental par excellence, il est sans doute préférable de commencer par le plan mental, celui de ce « souverain enchaîné et entravé de notre vie humaine (128) ».

  « Le véritable rôle du Mental est de recevoir la vérité des choses et de la distribuer selon la perception infaillible d'un Œil et d'une Volonté universels et suprêmes. Il doit maintenir une individualisation de conscience, de félicité, de force, de substance actives, tirant toute sa puissance, sa réalité et sa joie d'une universalité inaliénable qui se tient derrière elle ... Il doit établir le délice de la séparation et du contact au sein même d'une unité et d'une interpénétration éternelles (129). »

  Cependant, « le Mental est un instrument d'analyse et de synthèse, mais non de connaissance essentielle. Sa fonction est de découper vaguement quelque chose de la Chose inconnue en soi, d'appeler ce découpage, cette délimitation le tout, puis d'analyser encore ce tout en ses parties qu'il considère comme des objets mentaux séparés. Ce sont seulement les fragments, les accidents, que le Mental peut voir nettement et, à sa propre manière, connaître. Du tout, sa seule idée est un assemblage de morceaux ou une somme de propriétés ou d'accidents. Le tout vu autrement que comme une partie de quelque chose d'autre ou en ses propres parties, propriétés ou accidents, n'est au mental rien de plus qu'une perception vague ; c'est seulement quand il est analysé et isolé comme objet constitué séparé, une totalité dans une totalité plus vaste, que le Mental se dit : "Cela, maintenant je le connais". Et en vérité il ne le connaît pas. Il ne connaît que sa propre analyse de l'objet et l'idée qu'il en a formée par une synthèse des parties et propriétés isolées qu'il a vues (130) ».

  Or, « puisque tout l'être est interdépendant, la connaissance du tout ou de l'essence est nécessaire à la connaissance juste de la partie. D'où un élément d'erreur en toute connaissance humaine (131) ».

  « Le Mental est en son essence une conscience qui mesure, limite, découpe des formes de choses dans le tout indivisible et les contient comme si chacune était une entité séparée ... Même quand il sait que ce ne sont pas des choses en soi, il est obligé de les traiter comme si elles étaient des choses en soi ; sinon il ne pourrait les soumettre à sa propre activité caractéristique ... Il conçoit, perçoit, sent les choses comme si elles étaient découpées rigidement d'un arrière-plan ou d'une masse, et il les emploie comme des unités établies d'un matériel à lui donné pour sa création ou sa possession. Toute son action et sa jouissance s'appliquent ainsi à des touts qui font partie d'un tout plus vaste, et ces touts secondaires, à leur tour aussi, sont fragmentés en parties qui sont également traitées comme des touts en vue de leur dessein particulier. Le Mental a beau diviser, multiplier, additionner, soustraire, il ne peut dépasser les limites de cette mathématique ... Car si le Mental semble parfois concevoir, percevoir, sentir ou goûter avec possession l'infini, c'est seulement en apparence, et c'est toujours une représentation de l'infini. Ce qu'il possède ainsi vaguement n'est qu'un Vaste sans-forme et non point le réel infini non spatial. Dès qu'il essaie de saisir celui-ci, de le posséder, aussitôt intervient son inaliénable tendance à la délimitation, et le Mental se retrouve maniant des images, des formes et des mots. Le Mental ne peut posséder l'infini, il ne peut que le subir ou être possédé par lui. Cette faculté essentielle et la limitation essentielle qui l'accompagne sont la vérité du Mental et fixent sa nature et son action réelles, svabhâva et svadharma ... Ce rôle est de toujours traduire l'infinité en termes de fini, de mesurer, de limiter, de morceler (132). »

  Dans le mental de l'homme, c'est-à-dire au-dessus du subconscient, « base submentale de l'être ... composé d'impressions, d'instincts, de mouvements habituels qui y sont emmagasinés (133) », Shrî Aurobindo distingue un grand nombre de niveaux différents, parmi lesquels il faut citer :

  Tout en bas de l'échelle, le mental mécanique, qui est comme la conscience « d'un animal, soit obscur et agité, soit inerte et stupide (134) » et se borne « à répéter des idées courantes, à enregistrer les réflexes naturels de la conscience physique au contact de la vie et des choses extérieures (135) ».

  Ce « mental mécanique est une action très inférieure du mental physique (136) » ou « mental sensoriel (137) » ou « mentalité corporelle (138) », qui « mentalise les expériences apportées par les contacts de la vie et des choses extérieures et ne va pas plus loin - encore qu'il puisse faire cela très habilement (139) ».

  Au-dessus de lui se trouve le mental vital, « sorte de médiateur entre l'émotion, le désir, l'impulsion, etc. vitaux et le mental propre (140) ». Il est « un instrument de désir, ne se contente pas du manifesté [comme le mental physique], traite de possibilités non réalisées (141)». Sa fonction « n'est pas de penser et de raisonner, de percevoir, considérer et découvrir ou évaluer des choses ... mais de projeter, de rêver, d'imaginer ce qui sera

fait (142) ». Au-dessus encore se trouve le mental ordinaire, qui « est à son plus haut point l'intelligence libre ... reçoit peut-être des intuitions et des intimations d'en-haut et les intellectualise (143) ». il se décompose en trois éléments, correspondant chacun à un ordre d'opérations :

  Le mental pensant ou buddhi, qui « s'occupe d'idées et de connaissance en soi (144)» et « vit, si imparfaitement que ce soit chez l'homme, par l'intelligence et la raison (145) », « enquête sur tout, doute de tout, construit des affirmations et les détruit ..., affirme le témoignage des sens et le met en doute, poursuit jusqu'au bout les conclusions de la raison, mais les défait pour arriver à des conclusions différentes. [A la suite de quoi] le mental physique ... perd la conviction de ses certitudes objectives ... le mental vital ... trouve que tout est tourment et vanité (146) ».

  Ensuite le mental dynamique, qui « s'occupe de l'émission des forces mentales pour la réalisation de l'idée (147) ».

  En troisième lieu, le mental extériorisateur, qui « s'occupe de l'expression des forces mentales dans la vie (148) ».

  Allant toujours plus haut, on trouve le mental spirituel, ainsi désigné par « un terme général embrassant les domaines du mental qui deviennent notre champ lorsque nous allons au-dedans vu que nous nous élargissons en la conscience cosmique (149) ».

  Au niveau « le plus bas » de ce mental spirituel est ce que Shrî Aurobindo appelle le mental supérieur, qui est « un début ... de la conscience mentale spirituelle ` ». Ce « mental supérieur (manomaya purusha) est capable de percevoir les autres âmes comme d'autres formes de son moi pur, et de les traiter comme telles ; il est capable de les sentir par une communion et un choc purement mentaux .., il conçoit également une image mentale de l'unité ... Et pourtant cette mentalité pure n'échappe pas encore à l'erreur originale du mental. Car c'est encore de son moi mental qu'elle fait le juge, le témoin et le centre de l'univers (150) ».

  A son plus haut niveau, le mental spirituel n'est pas seulement le mental illuminé, parfois appelé vijnâna, qui est « l'Intelligence supérieure en communication avec la Vérité (152) », c'est « un mental qui, dans sa plénitude, est conscient du Soi, reflète le Divin, voit et comprend la nature du Soi et ses rapports avec la manifestation (153) ». « Il peut, de par l'influx spirituel, s'élargir et embrasser le monde entier avec le coeur et le mental en une intime communion, une intime unité. Ou bien il peut prendre conscience de son éternel Compagnon et choisir de vivre à jamais en Sa présence (154). »

  Ce vaste éventail de niveaux auxquels le Mental se manifeste chez l'homme montre que « nos limitations existantes ne présentent aucun caractère de nécessité inéluctable. Elles sont le résultat d'une évolution où le mental a pris l'habitude de s'en remettre à certains fonctionnements psychologiques et à leurs réactions comme moyen normal pour lui d'entrer en relation avec l'univers matériel (155) ». « Nous pouvons être certains que les anciens penseurs avaient raison lorsqu'ils soutenaient que, même en notre état de veille, ce que nous appelons notre conscience n'est qu'une faible fraction de notre être conscient intégral. C'est une surface, ce n'est même pas notre mentalité tout entière. Derrière elle, beaucoup plus vaste qu'elle, est un mental subliminal ou subconscient qui est la plus grande partie de nous-mêmes et contient des hauteurs et des profondeurs qu'aucun homme n'a encore mesurées ni sondées (156). »

  Il est vrai que « le Mental tel que nous le connaissons ne crée qu'en un sens relatif et instrumental ; [mais s'il n'a qu'] un pouvoir illimité de combinaison, ... ses mobiles et formes créateurs lui viennent d'en-haut ; toutes les formes créées, depuis les infinitésimales, ont leur base dans l'Infini, au-dessus du Mental, de la Vie et de la Matière, et sont ici représentées, reconstruites — le plus souvent mal reconstruites. Leur base est au-dessus, leurs branches descendent, dit le Rig-Véda. [Il y a donc] un Mental supraconscient ... qui pourrait être appelé plutôt Sur-mental, et se tient dans l'ordre hiérarchique des pouvoirs de l'Esprit en une région dépendant directement de la conscience supramentale (157) ».

  Mais ce n'est pas tout. « Il est possible pour le Mental de monter au-delà de lui-même jusqu'à certains sommets ou plans de conscience qui reçoivent en eux quelque lumière ou puissance modifiées de la conscience supramentale, et de connaître celle-ci par une illumination, une intuition, un contact direct ou une expérience directe — bien que vivre en elles et fonder sur elles vision et action soit une victoire qui n'a pas encore été rendue humainement possible (158). »

  Il faut aussi dire quelques mots du rôle que joue en l'homme la manifestation du Mental cosmique, qui « est un plan d'Ignorance, mais ce n'est pas ... un plan de mensonge ou d'erreur ... Il y a limitation de la connaissance, organisation de vérités partielles, mais ni rejet de la vérité et de la connaissance, ni leur opposé (159) ». De lui « naissent des pensées, des perceptions, des impulsions volontaires et des sentiments mentaux (160) ». Nous avons déjà vu que « le Mental, par sa nature même, tend à connaître et à percevoir par les sens cette substance d'être-conscient, non pas en son unité ou en sa totalité, mais par le principe de division. Il la voit, en quelque sorte, en points infinitésimaux qu'il associe entre eux afin d'arriver à une totalité, et le Mental cosmique se jette en ces points de vue et ces associations et demeure en eux ... Le Mental cosmique fait de ces points de vue multiples de l'existence universelle des positions de la vie universelle ... Chacun de ces agrégats, imprégné de la vie cachée qui les forme, du mental et de la volonté cachés qui les mettent en action, porte avec soi la fiction d'une existence individuelle séparée (160 bis)».

  Ce que nous avons dit dans les pages précédentes du plan vital et du plan matériel dans le cosmos s'applique également à ces plans dans l'être humain.

  En ce qui concerne le plan matériel, relevons cependant que pour Shrî Aurobindo, « derrière notre corps est une existence matérielle plus subtile qui fournit la substance, non seulement de notre enveloppe physique, mais aussi de nos enveloppes vitale et mentale, et qui est par conséquent notre substance réelle soutenant la forme physique que nous imaginons à tort être tout le corps de notre esprit  (161) ».

  Quant au plan vital, Shrî Aurobindo voit dans « la vie individuelle ... un jeu particulier d'énergie spécialisée pour constituer, maintenir, dynamiser et enfin dissoudre, une fois son utilité révolue, l'une des myriades de formes qui toutes servent, chacune selon sa place, son temps et sa portée, le jeu intégral de l'univers (162) ».

  Dans notre « être vital », il distingue « quatre parties d'abord le vital mental, qui donne une expression mentale, par la pensée, la parole ou autrement, aux émotions, désirs, passions, sensations et autres mouvements de l'être vital ; le vital émotif, qui est le siège de divers sentiments tels qu'amour, joie, chagrin, haine et le reste ; le vital central, qui est le siège des aspirations et réactions vitales plus fortes, telles qu'ambition, orgueil, crainte, amour de la célébrité, attractions et répulsions, désirs et passions de diverses sortes, et qui est le champ de beaucoup d'énergies vitales ; finalement le vital inférieur, qui est occupé de petits désirs, de petites sensations, comme ce qui compose la plus grande partie de la vie quotidienne, par exemple désir de nourriture, désir sexuel, petits attachements, aversions, vanité, querelles, désir de louanges, colère à être critiqué, petits désirs de toutes sortes, et une foule innombrable d'autres choses (163) ».

  Mais chez l'homme, à côté de ces divers plans qui s'échelonnent les uns par rapport aux autres et, pourrait-on dire, derrière eux, il y a aussi l'âme, « entité psychique subliminale (164) », « flamme du Divin toujours allumée en nous (165) », « Moi et Etre suprêmes de la Gîtâ (166) », dont la « floraison » sur les trois plans inférieurs joue un rôle capital dans le yoga, car c'est elle qui donne « le saint, le sage, le voyant (167) », même si le stade final atteint par eux n'est pas encore celui que Shrî Aurobindo considère comme tel.

  C'est cette « âme » qui, comme l'admet la tradition hindoue multimillénaire, « assume ces naissances mais ne périt pas quand périssent ces formes (168)» et s'incarne successivement dans des corps différents. « Nos corps périssent, mais les âmes avancent de naissance en naissance au cours des âges (169) », notre « personnalité superficielle construite » n'étant qu'une « expression temporaire de notre âme en soi, une forme changeante d'elle (170) ». Cette âme elle-même est en quelque sorte sur le plan microcosmique une émanation de l'âtman immuable, tout comme l'univers est, sur le plan macrocosmique, une manifestation du Brahman immuable.

  Pour compléter ce tableau déjà si complexe, il faut encore ajouter ce que Shrî Aurobindo appelle, d'un terme général, le « subliminal ». Celui-ci « a un droit d'accès aux plans mental, vital et physique subtils de la conscience universelle », il est « en rapports directs avec la conscience universelle ... derrière le voile de la personnalité de veille limitée (171) ». Dans ce subliminal, nous avons « un mental intérieur, un vital intérieur, un être physique subtil ou intérieur plus vastes que notre être et notre nature extérieurs (172) ».

  En ce qui concerne le mental subliminal, qui n'est pas ce que la psychologie occidentale moderne entend par ce terme, mais une « conscience plus vaste que notre conscience de surface (173) », il englobe beaucoup de potentialités et même d'opérations du mental dont l'homme n'est pas habituellement conscient et qui restent pour lui subconscientes, intraconscientes, circumconscien­tes ou supraconscientes (174). Il est à l'origine d'inspirations, d'intuitions, d'impulsions, et l'on y accède dans la concentration intérieure, l'extase, et même parfois le rêve, notre ego n'étant « qu'une formulation mineure et superficielle de la conscience de soi de ce moi subliminal (175) ».

  En effet, Shrî Aurobindo distingue en nous « deux instruments mentaux : d'une part le mental de surface de notre ego exprimé et en évolution, la mentalité superficielle créée par nous en notre émergence hors de la Matière , d'autre part un mental subliminal qui n'est pas entravé par notre vie mentale présente et ses strictes limitations, quelque chose de large, de puissant et de lumineux, le véritable être mental derrière cette forme superficielle de personnalité mentale que nous prenons à tort pour nous-même (176) ». Ce « mental subliminal en nous est ouvert à la connaissance universelle du Mental cosmique (177) » ou « Mental universel (178) ». « Dans le subliminal, même élargi jusqu'à devenir la conscience cosmique, nous obtenons une connaissance plus grande, mais non pas la connaissance complète et originelle (178 bis) »

  Pour faciliter la compréhension de cet ensemble si complexe des divers « plans » chez l'homme et de leurs rapports, j'avais demandé à Shrî Aurobindo d'en donner une sorte de tableau synoptique. Il n'a pas voulu le faire parce que, m'a-t-il expliqué, on risquerait d'interpréter ce schéma établi par lui comme une sorte de cristallisation rigide d'une vision trop subtile et trop souple pour être ainsi figée. Il m'a par contre autorisé à dresser moi-même un tel tableau, qui donc ne ferait pas autorité, et auquel d'autres disciples pourraient en joindre d'autres, éventuellement fort différents. C'est ce tableau qui figure en annexe à la page 329* et que Shrî Aurobindo m'avait autorisé à publier.

  Du fait que les plans supérieurs, comme nous l'avons vu, sont descendus dans les plans inférieurs et les ont constitués, il résulte qu'ils y sont « involués », qu'ils y existent potentiellement en une « latence ineffable (179) ». Et par conséquent ils peuvent, en sens inverse, en « évoluer ». « L'être, la conscience, la force, la substance descendent et montent le long d'une échelle aux nombreux échelons(180). » Le but de la création est précisément la remontée de ces plans inférieurs vers les plans supérieurs, ou plutôt l'émergence, la manifestation en eux de ces derniers. En commençant par l'accès au plan supramental.

  Or, puisque l'homme est l'être le plus évolué sur le plan le plus haut des trois plans inférieurs, le plan mental, c'est lui qui semble le mieux qualifié pour manifester le Supramental, pour réaliser « la suite encore celée de ce chapitre inachevé de l'évolution (181) ». Dans l'ordre naturel des choses, le Supramental devra en effet émerger du mental, comme le mental a émergé de la vie et la vie de la matière.

  C'est le but du yoga de Shrî Aurobindo, et si l'homme n'y parvient pas, il faudra qu'apparaisse dans notre monde un autre être qui dépassera l'homme comme l'homme a dépassé l'animal, l'animal la plante et la plante le minéral. Car « nous ne pouvons pas ordonner à la Nature de s'arrêter à tel stade de son évolution (182) », et « si l'homme n'est pas l'instrument divin ..., de même qu'il a détrôné toutes les autres existences terrestres ... un autre devra le remplacer et assumer sa succession (183) ».

  Mais cela est possible à l'homme, car si le Supramental « nous semble situé sur des sommets bien au-dessus de nous, ce sont néanmoins les sommets de notre être propre et accessibles à nos pas (184) ». Bien sûr, « l'idéal de la vie humaine ne peut pas être seulement de répéter l'animal à un plus haut échelon de mentalité (185) ». Il y a d'ailleurs des sages qui sont parvenus au-delà même du Supramental, jusque sur le plan de Sachchidânanda, et Shrî Aurobindo le disait par exemple de Mâ Ananda Moyî (186).

  C'est précisément parce que Shrî Aurobindo admet cette possibilité, dès maintenant, pour des individus suffisamment évolués, que sa métaphysique et sa psychologie n'ont pas un intérêt exclusivement scientifique, mais un but essentiellement pratique. L'une et l'autre sont à la base du « yoga intégral » qu'à Pondichéry il nous enseignait.

  Dans le domaine de la psychologie, les distinctions que fait Shrî Aurobindo entre les divers plans actuellement perceptibles chez l'homme ne sont pas seulement théoriques. Dans la pratique de son yoga, elles présentent une utilité considérable, car les disciples arrivent à observer, presque visuellement, chaque plan et ses multiples subdivisions, et savent ainsi exactement sur quoi ils doivent agir pour corriger, harmoniser ou développer.

  Dans le domaine de la métaphysique, son analyse du cosmos, du Divin et de leurs rapports et aussi des plans de conscience auxquels l'homme doit pouvoir accéder trace un itinéraire précis pour notre évolution et fournit la base d'une technique minutieusement détaillée.

  Ce n'est pas ici le lieu de décrire ce yoga qui, dans le cadre de sa profonde unité, ouvre à chacun la voie précise qui lui convient à chaque moment de sa progression. Bornons-nous à dire que, comme son nom l'indique, il fait appel aux ressources de tous les yogas connus et les complète en une vaste synthèse. Relevons cependant que la base fondamentale en est la combinaison d'une aspiration intense avec la descente correspondante en l'homme de ce qu'en termes de Christianisme on appellerait la Grâce divine, mais que Shrî Aurobindo voit sous l'aspect de la Mère divine.

  Dans ce yoga, action et méditation doivent se compléter selon un dosage approprié à chaque disciple et à chaque stade. Le yogin ne doit pas se réfugier dans la méditation, si authentiques que soient les états sublimes auxquels elle fait accéder. Elle est certes indispensable pour découvrir et libérer progressivement de ses apparences le véritable Moi, base statique de notre vie dynamique. Car l'homme « ne devient parfait que lorsqu'il a trouvé en lui-même ce calme, cette passivité absolue du Brahman et qu'il en soutient, avec la même tolérance divine et la même divine béatitude, une libre et inépuisable activité (187) ». L'action, souligne avec insistance Shrî Aurobindo, « n'a nul effet [limitatif] sur l'entité psychique au-dedans de nous (188) ».

  Celui qui pratique le yoga de Shrî Aurobindo ne peut pas se contenter de rechercher la « libération » à l'indienne, cet « idéal médiocre d'une évasion hors du tourment de la souffrance de la naissance physique (189) ». Il travaille moins pour lui-même que pour l'humanité — ou, plus exactement, pour le Divin, « pour Dieu dans le monde et pour le Divin en nous-même (190) », car si « la délivrance d'autrui doit être ressentie comme essentielle à notre propre délivrance ... la nature extérieure aussi a droit à la délivrance (191) ».
              
             Vandoeuvres, novembre 1974
Jean HERBERT



Métaphysique et psychologie, notes:

1. BG 278. — 2. VD 1021. — 3. SYA 25. — 4. VD 174. — 5. EGF 21. — 6. VD 174. — 7. VD 516. — 8. BG 144. —  9. VD 1426. — 10. VD 708. —  11. BG 116. — ­12. SYC fév. 1960, 31. —  13. VD 1451. — 14. VD 1577. — 15. VD 1531. — 16. VD 1529. — 17. VD 699. — 18. Lettre inédite à Jean Herbert. — 19. VD 698. — 20. VD 190. — 21. VD 47 et 531. — 22. Cf. VD 177. — 23. VD 50. — 24. VD 702. — 25. VD 1481. — 26. VD 697. — 27. VD 702. — 28. VD 850. — 29. VD 852. — 30. VD 853. — 31. VD 694. — 32. VD 739. — 33. Cf. VD 126. — 34. VD 494. —  35. VD 191. — 36. VD 597. — 37. VD 505. — 38. Cf. VD 506 sq. — 39. VD 690. — 40. VD 190. — 41. VD 847. — 42. VD 395. — 43. VD 217. — 44. VD 717 sq. — 45. VD 386. — 46. TU 46. 47. VD 299. — 48. Cf. Shatapatha Br. et Rig-Véda, passim. — 49. VD 494. — 50. VD 528. — 51. VD 688. — 52. VD 620. — 53. VD 203. — 54. I, 1, 8. — 55. VD 841. — 56. VD 377 sq. — 57. VD 373. — 58. VD 378 sq. — 59. VD 381. — 60. VD 638 et 792. — 61. BY 138. — 62. ML 232. — 63. VD 818. — 64. VD 831. — 65. VD 809. — 66. LI 137. — 67. VD 133. — 68. VD 273. — 69. VD 264 sq. — 70. VD 281 sq. — 71. VD 284. — 72. VD 271. — 73. VD 296. — 74. VD 275. — 75. VD 264. — 76. VD 639. — 77. VD 804. — 78. VD 354 sq., 430 et passim. — 79. VD 351 et 469. — 80. VD 255. — 81. VD 747. — 82. VD 260. — 83. VD 355. — 84. V256. — 85. VD 75. — 86. VD 342 sq. et 397. — 87. VD 306. — 88. VD 249. — 89. VD 309. — 90. VD 187. — 91. VD 185. — 92. VD 198. — 93. VD 261. — 94. VD 194. — 95. VD 220 sq. — 96. VD 224. — 97. VD 419. — 98. VD 418. — 99. VD 1432. — 100. VD 1436. — 101. VD 418 sq. — 102. VD 484.103. VD 471. 104. VD 431.105. VD 423. 106. VD 483. — 107. VD 425 sq. — 108. VD 420. — 108 bis. VD 531. — 109. LI 21. — 110. VD 190. — 111. VD 312 sq. — 112. VD 479.— 113. VD 139 sq. — 114. TU 24. — 115. VD 690. — 116. TU 36. — 117. VD 695 — 118. VD 14. 119. VD 504. — 120. VD 872. — 121. VD 827. — 122. VD 389. — 123. BG 258. — 124. BG 57. — 125. BG 261. — 126. BG 126. — 127. BG 315. 128. VD 244. — 129. VD 256. — 130. VD 192 sq. — 131. VD 257. — 132. VD 244 sq. — 133. LA 144. — 134 BV 190. — 135 ML 327. — 136. ML 237. — 137. VD 350. — 138. VD 252. — 139. ML 237. — 140. MI 237. — 141. VD 621 sq. — 142. LI 133. — 143. LI 128 sq. — 144. ML 236. — 145. LI 276. — 146. VD 622 sq. — 147. ML 236.148. ML 236.149. ML 236.150. ML 169.151. VD 254. — 152. ML 266.-153. LI 128. — 154. VD 339. — 155. VD 99. — 156. VD 130 sq.157. VD 350. — 158. VD 187. — 159. VD 430. — 160. VD 28 sq. —160 bis. VD 354 sq. — 161. VD 28 sq. —162. VD 287. — 163. LA 129 sq. — 164. VD 329. — 165. VD 335.­— 166. VD 756. — 167. VD 336. — 168. BG 231. — 169. VD 632. — 170. VD 687—17 I. VD 639. — 172. VD 638. — 173. VD 332. — 174. Cf. VD 867. — 175. VD 829. — 176. VD 328. — 177. VD 329. — 178. VD 469. — 178 bis VD 808. —179. VD 484. — 180. VD 385. — 181. VD 459. — 182. VD 13. — 183. VD 346. — 184. VD 185.185. VD 75. — 186. Lettre inédite à Dilip Kumar Roy. — 187. VD 48. — 188. VD 687. — 189. VD 52. — 190. SYA 59. — 191. VD 610.

Métaphysique et psychologie légende des notes:

BG                 
La Bhagavad Gita. traduction par Camille Rao et Jean Herbert (Paris, Albin  Michel, éd. de poche, 1970)
BEP               
Bulletin d'éducation physique (Pondichéry)
EGF               
Traduction des trois premiers chapitres des « Essays on the Gîtâ» dans « Texte sanskrit de la Bhagavad-Gîtâ» (Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1943)
LA, LB, LC   
Lettres Vol. I, II et III (Paris, Adyar, 1950-1958)
ML                  
Le mental de lumière. Traduction faite à Pondichéry in BEP août 1950
VD                  
La vie divine. Traduction par Jean Herbert, Camille Rao et Suzanne Forgues (Paris,  Albin Michel, éd. de poche, 1955-1959)
SYA              
La Synthèse des Yogas, Introduction. Traduction par La Mère in BEP février et avril   
1958
SYC              
La Synthèse des Yogas, chapitres I, VII à IV. Traduction par La Mère in BEP février
1958 à 1972
TU                
Trois Upanishads (Paris, Albin Michel, éd. de poche, 1971)





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