Le Divin ne s'offre qu'à ceux qui s'offrent eux-mêmes à la Divinité.
Sri Aurobindo


Toutes choses sont des déploiements de la connaissance divine.
Vishnou Pourâna, 2.12.39


Toute la vie est un yoga.
Sri Aurobindo, La Synthèse des yogas - I.




samedi 5 décembre 2009

L'ORIENT DE L'AME


 Entretient entre JEAN HERBERT et Nouvelles Clés :

Pour l’intégralité de cette entretient entre Jean Herbert et nouvelles clés :

L’Orient de l’âme

Jean Herbert (1897-1980), imposant personnage aux multiples vies, orientaliste, fondateur des collections "Spiritualités vivantes" chez Albin Michel, interprète de conférences internationales (O.N.U), directeur de collections de dictionnaires techniques, toutes ces vies orientées dans un seul but : aider les gens à se comprendre, plus encore à se respecter mutuellement. Remercions Josette Herbert qui nous a remis ce montage d’entretiens effectués peu avant sa mort.

Nouvelles Clés : Jean Herbert, par quoi avez- vous commencé : par l’élude des spiritualités orientales ou par l’interprétation ?
Jean Herbert : Par la guerre (celle de 1914-18). J’étais alors un très jeune officier de liaison et conseiller technique auprès de l’artillerie américaine parce que je savais l’anglais grâce à mon père qui l’a enseigné à l’Ecole des Sciences Politiques à Paris pendant 60 ans. Il était tout naturel qu’un tel exemple me conduise à préparer une licence d’anglais. C’est à l’occasion d’une permission que j’ai fait partie d’une mission à Londres composée de 4 représentants français présidée par le Ministre des Finances (1917). Dès notre arrivée, un breakfast réunissait à la table de Llyod Georges. Ce premier déjeuner international m’a permis d’effectuer ma première interprétation politique.
N. C. : Suivie de bien d’autres ?
J. H. : Suivie surtout des négociations d’armistice, puis de la Conférence de la Paix qui a préparé le Traité de Versailles où je me suis retrouvé interprète. Lorsque je suis revenu à mon unité, mes camarades n’y croyaient pas. J’y ai cru personnellement et j’ai continué dans cette voie. J’ai travaillé dans bien d’autres organisations, dans bien d’autres institutions internationales où je me suis aperçu que dans toutes ces réunions internationales, il était extrêmement difficile de s’entendre pour la raison bien simple que les gens qui représentent soit des Etats, soit des organisations, soit des groupes ethniques ou autres ne se réunissent que lorsqu’ils sont en désaccord ou lorsqu’il y a un conflit ouvert ou latent. Avec cette conséquence qu’en face des oppositions d’intérêts, chacun cherche à faire triompher son point de vue, à défendre ses intérêts au préjudice des autres. Or c’est incontestablement la discipline de l’interprète qui m’a donné la faculté de faire ce que je fais en matière d’orientalisme car cette matière, comme l’interprétariat, se consacre à la découverte et à l’explication de l’être humain. Et en même temps, on recherche l’établissement des relations humaines, s’efforçant d’en justifier la nécessité.
N. C. : Un rapport existe donc entre l’orientalisme et le métier d’interprète.
J. H. : En fait, il y en a deux. Il y a d’abord un rapport en ce qui concerne la substance ou l’intention générale, tâcher de permettre aux gens de bien s’entendre entre eux afin qu’ils ne passent pas leurs temps à se quereller sinon à se battre ; et il y a aussi un rapport dans la forme ou plutôt dans la formation professionnelle. S’il est consciencieux et compétent, l’interprète de conférence doit faire abstraction de sa propre personnalité et se mettre dans la peau de l’orateur qu’il est appelé à traduire. Il doit être absolument passif, comme un disque vierge, pour recevoir, imbiber, assimiler ce que dit l’orateur et, en même temps que cette passivité, il doit avoir une activité extraordinairement intense et rapide pour transposer ce qu’il a entendu et pour l’exprimer à son tour de façon claire, parce qu’un véritable interprète ne se borne pas à traduire des mots, il doit faire passer, sans le déformer, le massage que voulait faire passer l’orateur. C’est précisément cette double attitude qui m’a permis d’étudier aussi les religions orientales, en essayant de les comprendre passivement, en abdiquant ma propre personnalité, en m’y plongeant sans aucun esprit critique et ensuite en essayant de les rendre avec autant de clarté possible, comme les gens qui les pratiquent veulent qu’elles soient décrites. D’ailleurs l’interprétation est la plus grande université. A l’université, vous pouvez avoir un bon maître ou deux. En tant qu’interprète, vous en avez un nombre illimité puisque vous travaillez pour les plus grands spécialistes dans tous les domaines.
N. C. : Quel motif vous a poussé dans l’étude de la spiritualité orientale ?
J. H. :J’ai toujours été assez préoccupé de questions spirituelles. J’ai cherché longtemps dans le cadre du Christianisme (mon père était protestant et ma mère catholique), puis de la Science chrétienne qui m’a beaucoup attiré parce que ses fondateurs ne s’appuyaient pas sur les dogmes habituels du Christianisme mais faisaient appel à l’expérience personnelle comme preuve. Je m’y suis plongé avec enthousiasme parce que je recherchais justement une voie où la logique formelle n’aurait plus à intervenir du tout.
Mais j’y ai trouvé certaines choses qui me gênaient, en particulier ce complexe de supériorité et cette intolérance en face de gens qui appartiennent à d’autres religions ou à d’autres croyances. La curiosité m’a poussé à chercher si, dans les autres grandes religions, il en était de même, ou si au contraire il y avait des groupes religieux qui, tout en se livrant à une recherche spirituelle très authentique et très intense, considéraient non seulement avec tolérance mais avec respect les autres systèmes, les autres modes de cette recherche.
N. C. : Quand et à quelle occasion avez-vous pour première fois découvert l’Asie ?
J. H. :J’ai découvert d’abord l’Islam en allant faire un voyage en Turquie en 1925.
Cette découverte d’un pays en-dehors de la Chrétienté a été pour moi une véritable révélation.
Ce contact avec l’Islam - il en aurait été de même avec n’importe quel autre pays en dehors de la Chrétienté d’ailleurs - m’a fait réfléchir et m’a amené à faire une distinction que je n’avais jamais pensé à faire auparavant entre d’une part ce qui était une vérité française, une vérité européenne, une vérité chrétienne, et d’autre part une vérité véritablement humaine, c’est-à-dire vraie pour toute l’humanité. C’est une chose à laquelle beaucoup de gens n’ont sans doute jamais pensé, qui s’imaginent que ce qui est vrai sur le plan moral, social, religieux... etc, dans leur pays doit l’être aussi pour tout le reste de l’humanité. Et précisément, cette plongée dans un pays musulman m’a permis de saisir cette différence qui, je crois est capitale. Pourquoi une coutume qui est considérée comme respectable chez nous devrait- elle l’être aussi dans tous les pays, pourquoi ce qui semble blâmable chez nous devrait-il l’être nécessairement dans tous les autres pays ?
N. C. : À quelle époque avez-vous commencé à vous intéresser plus précisément aux sages de l’Orient ?
J. H. :C’est vers 1930 que j’ai commencé à m’intéresser à l’Orient et à étudier les religions orientales pour vois ce qu’elles avaient à donner. J’ai découvert l’Asie d’abord dans des livres en étudiant les textes sacrés bouddhiques qui me paraissaient le plus accessible. Lorsque l’occasion s’est présentée en 1934, j’ai décidé d’aller voir des pays bouddhiques mais j’ai été terriblement déçu de trouver là également intolérance et complexe de supériorité.
N. C. : Et l’Hindouisme, comment y êtes-vous arrivé ?
J. H. : Par hasard, ou plutôt pour des raisons que j’ignore tout simplement - au fond, c’est cela, le hasard et je dois dire en passant que ma carrière toute entière a été guidée par les circonstances sans que jamais je ne force en rien le destin. J’avais rencontré à San Francisco un moine de religion hindoue qui m’avait beaucoup intéressé et qui m’avait donné quelques livres, de Vivekananda entre autres, que j’ai lus sur le bateau en allant au Japon où j’ai un peu circulé, en Chine aussi. Le hasard au périple m’a amené ensuite dans l’Inde. C’était un pays qui ne m’intéressait pas à priori. Mais j’ai pensé aux conseils du moine de San Francisco ; j’ai débarqué à Calcutta et pris contact avec la Mission Râmakrishna où j’ai découvert une attitude qui m’a plu énormément, où précisément l’Hindouisme m’a accroché par sa catholicité absolue.
N. C. : Vous avez été touché par la grâce ?
J. H. :Si vous voulez, dans l’Hindouisme j’avais trouvé ce que je cherchais. C’est une religion qui n’a pas de dogmes, on peut croire tout ce qu’on veut et, par conséquent, on n’a pas de raison de ne pas respecter quelqu’un qui croit autre chose que ce que l’on croit soi-même, tout en offrant une possibilité de recherche spirituelle extrêmement intense. Puis je me suis souvenu qu’une amie française m’avait recommandé de prendre contact avec un musicologue bengali tout à fait remarquable. Il habitait Pondichery .J’y suis allé et ai trouvé un chanteur musicien qui est devenu un très grand ami. Il vivait dans l’ashram de Shrî Aurobindo dans le sud de l’Inde. J’ai commencé à lire quelques plaquettes de Shri Aurobindo ou sur lui. C’est à ce moment précis que j’ai eu le coup de foudre. Pour la première fois de la vie, je trouvais quelqu’un qui combinait une expérience mystique extraordinaire et une rationalité cartésienne impeccable. J’avais connu de grands savants cartésiens dont la logique ou la pensée me convenait j’avais connu également quelques grands mystiques, mais jamais les deux réunis en la même personne.
Je suis revenu l’année suivante (1935) enthousiaste à l’idée d’apprendre à méditer pendant des journées entières...
N. C. : Et il vous a "collé à votre machine à écrire".
J. H. : Exactement. Aurobindo m’a demandé de traduire ses commentaires sur l’"Isha Upanishad". J’avais une machine à écrire et je me suis mis au travail. Tout d’abord je ne comprenais pas pourquoi il ne me jugeais pas digne de méditer, mais il avait vu ce que je devais faire. Cette année-là Aurobindo m’a accepté comme disciple. Il m’a d’abord donné le nom de "Vishvabandhu" (l’ami de tous) qui était tout un programme et une orientation que je continue à découvrir puis il a posé longuement sa main sur ma tête. Selon la tradition hindoue, une initiation donne : premièrement l’indication de la voie à suivre, deuxièmement la soif et troisièmement la force et les conditions matérielles de le faire.
N. C. : Aurobindo voulait donc que vous fassiez connaître par écrit sa pensée en Occident...
J. H. : En effet, je lui avais demandé à plusieurs reprises si je pouvais rester dans son ashram mais à chaque fois il avait refusé : "Votre place est en Europe", me disait-il.
Puis il m’a demandé de traduire tous ses ouvrages en français et de les faire traduire dans d’autres langues.
N. C. : Une question un peu technique : est-ce qu ’Aurobindo a revu vos textes ?
J. H. : Toutes les traductions que j’ai faites de son vivant ont été révisées par Shrî Aurobindo et il connaissait très bien le français. Celles que j’ai faites après sa mort, évidemment ne l’ont pas été, mais ont été soumises à d’autres disciples que moi. Ils m’ont souvent fait des suggestions, proposé des corrections, des améliorations dont j’ai naturellement tenu compte.
N. C. : Quelle était la philosophie de Shrî Aurobindo, que retiendra-t-on de lui plus tard ?
J. H. : Oh, de lui, plus tard, on retiendra beaucoup de choses. L’essentiel je dirais, c’est qu’il a réussi à faire une synthèse extraordinaire de tout ce qui l’a précédé sur le plan religieux, sur le plan philosophie, sur le plan scientifique (c’était un homme qui avait une culture occidentale très poussée, qui avait fait toutes ses études à Cambridge, qui était très au courant des différents aspects de la science occidentale, qui se faisait envoyez les périodiques scientifiques de beaucoup de, pays occidentaux, qui connaissait non seulement l’anglais mais tout aussi bien le français que l’allemand, l’italien, le latin, le grec) pour aboutir non pas à un petit mélange ou à un oecuménisme quelconque, mais à monter au-dessus pour voir ce que, chacun d’eux avait apporté à l’ensemble de la richesse humaine et il a pris cela comme base en concluant qu’il doit être possible à l’humanité d’aller plus loin. Pour lui, l’évolution de l’humanité et l’évolution de la vie sur terre ne sont pas terminées. Il dit, ce qui est admis je crois par toutes les religions et par toutes les théories scientifiques, que sont apparus sur terre d’abord la matière, les minéraux... etc, plus tard la vie, les arbres par exemple et peut-être certains animaux primitifs, ensuite le mental, les animaux supérieurs et puis l’homme et qu’il n’y a aucune raison de supposer que cette évolution soit terminée.
Pourquoi nous imaginerions-nous que les hommes sont le point final de l’évolution ? Il pense qu’il y aura une suite dans cette évolution qu’il appelle le supramental, c’est-à-dire l’apparition d’un plan qui sera au-delà du mental, comme le mental est au-delà de la vie, comme la vie est au-delà de la matière. Et il estime, ceci me parait parfaitement logique d’ailleurs, que nous ne soyons pas un point final, et que le moment est venu où ce plan supramental doit descendre sur la terre.
N. C. : Comment êtes-vous arrivé à rencontrer Romain Rolland ?
J. H. :J’avais participé, en 1935 également, aux cérémonies du centenaire de la naissance de Râmakrishna et rencontré Tagore, plusieurs disciples personnels de Râmakrishna et Josephine MacLeod, grande amie de Vivekânanda qui finança l’édition de ma première traduction en Français d’un ouvrage de Vivekânanda "Mon Maître" qu’aucun éditeur ne voulait publier car personne ne s’intéressait à des gens "aux noms impossibles à prononcer". Toutefois, pour s’assurer de la qualité de ma traduction, Miss MacLeod en avait envoyé un échantillon à Madeleine Rolland qui était professeur d’anglais et qui avait collaboré avec son frère dans ses travaux sur l’Inde. C’est ainsi que j’ai rencontré pour la première fois Madeleine et Romain à Villeneuve en Suisse. Romain Rolland m’a demandé de continuer le travail qu’il avait commencé et qu’il n’avait plus le temps de faire. J’ai donc continué mais, alors que la plupart des orientalistes s’occupaient surtout d’étudier les langues orientales, de faire de la grammaire comparée, au besoin de l’ethnographie, de l’anthropologie, mon but a été un peu différent, j’ai cherché à comprendre les religions orientales, un certain nombre d’entre elles tout au moins, telles qu’elles sont vécues actuellement par les gens qui s’y rattachent, ce qu’elles sont pour les gens qui les pratiquent. Au début, je me suis heurté à une opposition considérable de ceux qui étaient les meilleurs orienta- listes qui n’aimaient pas qu’on aille voir les grands représentants de la religion hindoue, ou bouddhique, ou musulmane pour leur demander à eux ce que cette religion était pour eux-mêmes. D’ailleurs, lorsque j’ai publié les commentaires de Shrî Aurobindo sur un des textes sacrés de l’Inde, j’ai envoyé un exemplaire de ma traduction à un célèbre professeur du Collège de France. Il m’a répondu aimablement en ajoutant pourtant : "je ne comprends pas l’intérêt que vous portez à ce commentateur indigène."
N. C. : Comment et quand ont été fondées les collections "Spiritualités Vivantes" ?
J. H. :En 1937 déjà, nous avions envisagé avec le Professeur Masson-Oursel de la Sorbonne, de créer une collection d’ouvrages sur les maîtres hindous mais ce n’est qu’après la guerre, en 1947 à la suite d’articles parus dans les Cahiers du Sud que j’ai reçu une proposition de M. Sabatier chez Albin Michel. En juillet 1944 étaient signés avec M. Robert Esmenard, directeur de ces éditions, "le contrat pour le livre Spiritualité hindoue et celui pour "Spiritualités vivantes" dont P. Masson Oursel et moi-même devions assurer la direction. Ce dernier contrat prévoyait que les collections groupées sous le titre de "Spiritualités vivantes" comprendraient exclusivement des oeuvres originales, authentiques, émanant de maîtres spirituels contemporains ou très récents, reconnus comme tels dans les groupes religieux, mystiques ou spirituels, auxquels il se rattachent. En seront rigoureusement exclus tous ouvrages d’occultisme, d’histoire, de philosophie intellectuelle, de linguistique, de critique, etc, etc..."
N. C. : Peut-on définir la "Sagesse orientale" ?
J. H. :C’est extrêmement difficile car l’Orient est une notion très vaste. Quand on parle de Sagesse orientale, on entend en réalité un désir de placer le spirituel avant le matériel, ce qui ne veut pas dire que l’on néglige complètement les considérations matérielles, mais qu’on les envisage, dans toute la mesure du possible, à la lumière de considérations spirituelles et qu’on se laisse guider dans sa vie quotidienne, par exclusivement par des considérations spirituelles mais tout au moins en essayant de ne jamais aller à l’encontre de celle-ci.
N. C. : Que vous a apporté votre étude de l’Orient ?
J. H. : Elle m’a permis de dégager un certain nombre d’idées générales.
N. C. : C’est-à-dire ?
J. H. : Je suis arrivé à cette conclusion que ce qui différencie essentiellement l’Asie de l’Occident c’est que l’homme d’Asie a comme point de départ un sentiment, intime en lui, de la continuité de tout, alors que chez nous, nos recherches scientifiques, techniques nous poussent vers une discipline exactement opposée qui est de tout subdiviser, de tout opposer, de tout étiqueter, de tout couper en morceaux pour pouvoir étudier chacun d’eux plus à fond.
N. C. : C’est une technique tout à fait différente.
J. H. : Totalement. Mais c’est grâce à cela que nous avons pu développer notre science, que nous avons pu accroître nos techniques, arriver au niveau de vie auquel nous sommes parvenus. Toutefois, cela a fini par nous donner une vision du monde, de nos rapports avec le monde, de nos rapports entre nous qui est totalement fragmenté. Tandis que dans les domaines du temps, de l’espace et de la causalité, l’Asiatique possède, à un degré bien plus élevé que nous un sens de la continuité et de l’enchaînement logique et ininterrompu des choses et des événements. Le philosophe taoîste Lie Tse nous a probablement fourni la meilleure clef de toute l’Asie lorsqu’il a écrit : "le continu est la plus grande loi du monde.". C’est justement ce sentiment de la continuité parfaite entre l’homme et la nature, entre l’homme et Dieu, entre les différents hommes, entre les différentes disciplines, les différentes recherches qui fait que tout apparaît comme un certain ensemble, où les choses se coordonnent et se placent d’une façon harmonieuse. Continuité dans l’espace où existe cette unité non seulement entre ce qui est matériel, les animaux, les végétaux, mais aussi entre ce qui est plus subtil, l’âme, le mondé des dieux, les forces occultes. Continuité dans la causalité. Alors que nous fragmentons, que, à chaque événement nous cherchons une cause, un rapport de cause à effet, pour l’Asiatique c’est tout ce qui a jamais existé qui aboutit à un point donné. Cette continuité dans la causalité entraîne évidemment une logique tout à fait différente, une symbolique tout à fait différente. Ce sentiment d’une continuité illimitée et, par sa nature même, plus qualitative que quantitative, se retrouve en particulier dans la notion que l’Asiatique a du temps. Pour lui, l’essence même du temps est dans cette continuité et non, comme pour nous, dans la succession ; le temps n’est pas un mode de classement. D’une part le jour et l’année ne se divisent pas en parties mathématiquement égales comme veulent nous en persuader montres et calendriers ; de même que le corps de l’arbre ou de l’animal, ils sont composés de parties diverses ayant chacune un rôle, une importance, des lois, des dimensions et des proportions qui lui sont propres. D’autre part, commencement et fin dans le temps, soit pour l’homme, soit pour l’univers, n’ont pas pour l’oriental des significations aussi nettes et définitives que pour nous. Paradoxe suprême, le temps peut même aller jusqu’à être rétrograde, non seulement en théorie et dans la mythologie mais dans certaines conceptions de la vie quotidienne.
N. C. : Que vous a apporté I’Inde ?
J. H. : Elle m’a beaucoup apporté, elle m’a ouvert l’esprit. Un des grands principes qu’elle m’a apporté c’est qu’il ne faut rien attendre ni demander de précis. Il nous arrive des choses auxquelles on ne pensait pas et qui sont bien meilleures que tout ce qu’on pouvait espérer.
On n’en prend pas conscience tout de suite mais quelques années plus tard. Il faut être extrêmement docile, souple comme la cire d’un disque, afin d’assimiler tout ce qu’on reçoit. L’Inde m’a également apporté un plus grand respect pour le bon sens.
En réalité toute chose doit s’expliquer d’une façon compréhensible, ou bien il faut admettre que cela dépasse l’entendement, mais rien ne doit aller contre le bon sens. L’Inde m’a également enseigné à respecter toujours l’opinion d’autrui, à ne jamais vouloir lui imposer ma façon de voir. Tout être a quelque chose à nous apprendre. Dans le déroulement du jeu divin, il y a rien de vraiment et définitivement tranché. Où se trouve la frontière entre le normal et l’anormal, l’énergie et la matière, la vie et la mort, le bien et le mal ? Toutes les dualités ou pluralités se résolvent en une unité supérieure et chacune se situe à sa place sans aucune possibilité de conflit.
N. C. : Une des autres grandes leçons de l’Inde aura été sans doute la tolérance ?
J. H. : Cette tolérance qui exige de tolérer même l’intolérance ! Mais je préfère parler de "respect" qui n’implique pas de sentiment de supériorité de ceux qui "tolèrent". C’est le respect qui en Orient m’a ouvert toutes les portes. On y revient toujours lorsqu’on aborde l’Hindouisme, il n’y a aucune raison de critiquer quelqu’un qui agit différemment de nous puisque c’est le rôle qui lui a été confié. Vous devez le respecter autant que vous vous attendez à ce qu’il vous respecte.
N. C. : Pour les Hindous, le monde est un jeu, une pièce de théâtre que se fait représenter le Divin ?
J. H. : En effet, on admet que le monde a été créé par Dieu ou par une puissance que nous ne connaissons pas, qui a combiné le monde lors de sa création et de son évolution selon sa volonté. Shrî Aurobindo l’exprime dans une formule excellente : "Seul Dieu a créé le monde et il l’a crée tel qu’il est." Ce n’est pas l’homme qui l’a déformé, ou si l’homme l’a déformé, c’est que Dieu voulait qu’il le déforme. Selon cette conception, le créateur a mis chaque élément de sa création, et en particulier l’être humain à sa place. Chacun à la tâche qui lui a été confiée et l’intelligence qui lui a été donnée pour s’acquitter de cette tâche. C’est la conception du jeu divin.
N. C. : Et que vous a apporté le Japon ?
J. H. : Du Shintô j’ai tiré un grand principe : "Ici et Maintenant". Cela signifie qu’il faut se préoccuper de ce que l’on fait ici, en ce moment.
N. C. : Les pratiques orientales peuvent-elles apporter quelque chose aux Occidentaux ?
J. H. : Bien des gens qui les pratiquent ont été enrichis, sur les plans physiques, intellectuel, philosophique, spirituel. Mais ce n’est pas une raison pour faire abstraction de ce qui constitue notre atavisme culturel car la richesse de nos traditions se compare sans difficulté à celles de l’Orient. Renoncer à ce trésor que nous avons reçu par notre éducation et qui constitue notre milieu culturel serait une perte indéniable. J’adopte entièrement sur ce point l’attitude de Gandhi qui s’opposait absolument à toute conversion religieuse. Pour ma part, le fait de communier spirituellement avec Shrî Aurobindo ou Râmana Maharshi ne m’a pas empêché de continuer à me considérer personnellement comme Chrétien. Tout au contraire, il faut chercher dans l’étude des spiritualités orientales un approfondissement de la religion dans laquelle on est né.
N. C. : Comment l’Hindouisme vous a-t-il permis d’approfondir votre Christianisme ?
J. H. : Pour comprendre cela, il faut se rappeler que l’Hindouisme ignore les dogmes exclusifs. Il permet de croire à ce que l’on veut et l’on peut rester chrétien à l’intérieur de l’Hindouisme à la seule condition d’accepter les textes anciens les plus sacrés. Pour les Hindous, Jésus-Christ est une manifestation de Dieu au même titre que les autres. Quand ils énumèrent les manifestations de Dieu sur terre, ils n’hésitent pas à mentionner Jésus-Christ. Cela ne les dérange en rien. D’ailleurs ils considèrent que la Voie indiquée dans l’Evangile est l’une des nombreuses possibilités d’évolution spirituelle et n’est inférieure à aucune autre.
Les techniques d’évolution spirituelle pratiquées par les Hindous ne s’opposent nullement à celles pratiquées par les Chrétiens. Elles sont en revanche plus détaillées. Dans l’Hindouisme essentiel, les différentes théories et modes de pensée ne sont pas considérés comme contradictoires mais sont jugés complémentaires. Vivekananda, quand il envoyait ses moines de par le monde, disait : "Faites d’un Hindou un meilleur Hindou, faites d’un Musulman un meilleur Musulman, faites d’un Chrétien un meilleur Chrétien." C’est l’impression que j’ai eue, l’Hindouisme a fait de moi un meilleur Chrétien.
N. C. : Pratiquez-vous le yoga ? Quel est-il ?
J. H. : Apparemment, c’est le Karma Yoga (Yoga de l’action désintéressée) auquel j’étais destiné car, comme je le disais, lorsque j’ai rencontré celui qui est devenu mon maître, Shrî Aurobindo, il m’a immédiatement lancé dans ce yoga, ce qui m’a beaucoup surpris.
Mais évidemment il avait raison.
N. C. : Ce Karma-Yoga répond-il mieux que d’autres aux besoins des Occidentaux ?
J. H. : Oui car il correspond à la partie du Christianisme sur laquelle on insiste le plus, faire le bien, être généreux. Toutes ces notions nous sont familières. Il y a une autre raison pour laquelle ce yoga est plus facile à suivre dans la vie occidentale, c’est que nous avons besoin d’action et que le Karma-Yoga peut se pratiquer continuellement dans la vie de tous les jours et à tout moment. D’autre part il ne présente aucun danger.
N. C. : Quels sont les grands principes du Karma-Yoga ?
J. H. : On les trouve en particulier dans la Bhagavad Gîtâ, d’où ils ont été puisés.
Le premier principe, c’est que l’homme ne reste jamais un seul instant sans agir, que ce soit physiquement ou mentalement. Et même s’il arrive à arrêter complètement les mouvements de son corps et le travail de son mental, il y a encore des choses qui se passent en lui : sa circulation continue, de même que sa digestion. Il continue aussi à exercer une influence sur les gens autour de lui, d’abord parce qu’en n’agissant pas, il provoque des conséquences autres que celles qu’il provoquerait s’il agissait. Les gens qui le regardent sont soit agacés, soit inquiets ou bien ont envie de l’imiter. C’est aussi une action qu’il exerce sur les autres.
Le deuxième grand principe, c’est que si l’homme ne peut rester un instant sans agir, il ne faut pas se proposer l’inaction comme but.
Le troisième grand principe : faire ce que les textes sacrés appellent "les actions prescrites", c’est-à-dire nos devoirs, nos obligations selon la morale laïque ou la morale religieuse ou encore ce que nous dit "la petite voix de la conscience", ce que je traduis de façon plus globale par "l’idéal du moment". Chacun de nous, à n’importe quel moment a un certain idéal.
Nous devons essayer, dans toute la mesure où nous en sommes capables, de nous y conformer, de le suivre. L’homme a droit à l’action, mais pas aux conséquences de son action, ni bonnes ni mauvaises. Les Hindous concluent, dans le cas du Karma-Yoga que ces conséquences ne dépendent pas de nous, que nous n’en sommes pas maîtres et que par conséquent nous n’en sommes pas responsables. Ceci a pour effet de libérer de la crainte des conséquences de ce que nous faisons. L’un des autres grands principes du Karma-Yoga c’est "l’habileté dans les oeuvres".
N. C. : A qui appartiennent donc les conséquences de nos actes ?
J. H. : Si l’on a l’esprit religieux, comme c’était le cas de Gandhi qui était le plus grand représentant du Karma-Yoga à notre époque, on peut reprendre sa formule : "vouloir décider des conséquences, c’est usurper une fonction qui n’appartient qu’à Dieu. "Si l’on n’a pas l’esprit religieux, ce sont les circonstances, le sort, les lois de la nature qui peuvent déterminer ce que seront les conséquences de nos actions. La conception de "l’idéal du moment" est étrangère aux Occidentaux à qui on a enseigné qu’il existe un idéal qui doit être le même pour tous. Or notre idéal change constamment en nous dans notre évolution générale. Personnellement, il est bien évident que je ne peux pas juger ce que je fais aujourd’hui d’après l’idéal que j’aurai dans vingt ans, et il est tout aussi grotesque de vouloir juger ce que j’ai fait dans le passé d’après l’idéal que j’ai aujourd’hui. Le fait de distinguer cet idéal ancien de cet idéal actuel écarte également toute possibilité de remords ou de regret ce qui est un très grand allégement. C’est fantastique la quantité d’énergie que nous gaspillons à craindre l’avenir ou à regretter le passé.
N. C. : Notre responsabilité s’en trouve donc accrue ?
J. H. : Naturellement, on reste responsable de ce qu’on a fait dans le passé mais cela ne sert absolument à rien d’y revenir. L’exemple que je donne habituellement est purement personnel : pendant la première guerre mondiale, j’étais officier d’artillerie et je commandais une batterie de canons à longue portée et lorsque de mon observatoire j’apercevais une concentration de troupes ennemies, je tirais dessus pour massacrer le plus de gens possible : c’était mon idéal du moment, la patrie, le drapeau, un idéal que tout le monde partageais à l’époque. Si je me trouvais maintenant dans la même situation, il est probable que j’agirais différemment parce que mon idéal s’est complètement transformé.
Cette conception a également des conséquences extrêmement importantes dans les rapports avec le voisin. Nous jugeons et critiquons continuellement les autres individus ou nations selon un idéal provisoire mais si on en prend conscience. Cela évite de critiquer.
N. C. : Le résultat du Karma-Yoga est-il le même que celui des autres yogas ?
J. H. : Exactement le même. De plus, nous n’avons be- soin de renoncer à aucune de nos convictions, que l’on soit athée ou religieux. Il laisse une totale liberté d’agir selon la voie qu’individuellement on s’est tracée.
N. C. : Etes-vous un sage, Jean Herbert ?
J. H. : Oh, certainement pas. Mais j’ai eu le privilège extraordinaire de connaître un certain nombre des plus grands sages de notre siècle et ils m’ont indiqué la voie à suivre. j’en ai donc vu et entre eux et moi, il n ’y a aucune comparaison possible, nous ne sommes pas au même niveau du tout. Il y a trois choses qui m’ont frappé chez ces grands sages, surtout chez les sages hindous. D’abord, c’est le regard qui est tout différent de celui des autres hommes, je dirai presqu’aussi différent que le regard humain de celui d’une vache, mais on ne peut pas décrire cette différence. Certains de ces regards vous transfigurent. Il y a ensuite la connaissance qu’ils ont de l’ensemble de ce qui existe. Ils ne sont pas omniscients en ce sens qu’ils ignorent une quantité de choses. Mais si on aborde un sujet dont ils n’ont jamais entendu parler, ils vous le font expliquer et ensuite ils vous situent la chose ou l’événement dans la totalité. Un "sage" est forcément dégagé de l’événement en ce sens que l’événement ne peut pas exercer d’influence sur lui mais cela n’empêche pas le sage d’en avoir conscience et d’exercer lui-même une influence sur l’événement s’il le juge opportun.
Pour vous en donner un exemple, j’avais eu, en 1950, le grand privilège de pouvoir approcher un grand sage musulman. Ayant appris que je me spécialisais dans l’étude de l’Hindouisme dont apparemment il n’avait jamais entendu parler, il me demande de le lui expliquer. J’avais encore très présent à l’esprit, pour l’avoir traduite, L’Isha Upanishad interprétée et commenté par Shri Aurobindo. Je fis de mon mieux pour la lui présenter, et répondis à plusieurs question. Après quoi il me demanda : "y croyez-vous ?" A ma réponse affirmative le Sage me fit cette déclaration : "Eh bien, vous êtes un vrai musulman et vous avez le droit d’entrer dans toutes les mosquées de la terre. " Sans le vouloir, il m’avait ainsi confirmé qu’il était au même niveau, au-dessus de toutes les différenciations, de tout ce qui sépare les hommes et les croyances, que mes plus grands maîtres hindous. Toutes les religions, disait Shrî Râmakrishna conduisent au même Dieu. Quand à la troisième chose qui différencie les Sages de nous, c’est leur joie de vivre. Non pas une joie bruyante mais intérieure. D’où le rayonnement extraordinaire de ces êtres. Ce rayonnement d’un sage qui, même s’il ne fait rien apparemment, agit aussi bien sur les gens qui sont autour de lui que sur un beaucoup plus vaste domaine. Ainsi Râmana Maharshi qui résolvait les questions avant qu’on les lui pose.
La question de l’égoïsme se pose souvent à propos des sages de l’Inde et d’ailleurs qu’on représente souvent assis en lotus et ne paraissant pas s’occuper du monde extérieur.
Mais répondent les Hindous, si l’on veut améliorer le niveau de l’humanité, la meilleure façon de procéder c’est de s’améliorer soi-même et cela améliorera la moyenne. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise méthode.
N. C. : Comment distinguer un maître authentique d’un faux maître ?
J. H. : Il ya je crois deux choses à faire. D’abord lire les textes des maîtres authentiques.
Puis quand on se trouve en présence de quelqu’un qu’on a envie de prendre pour maître, il faut savoir observer, apprécier, juger. Deux critères me semblent importants pour cela. Le premier, c’est qu’un vrai maître ne cherche jamais de l’argent, sous aucun prétexte. Le second, c’est qu’il ne cherche pas à attirer à lui des disciples. Quand on se trouve en face d’un maître qui veut monnayer son enseignement ou s’entourer d’une foule d’adeptes, il faut s’en méfier.
N. C. : Êtes-vous un gourou ?
J. H. : Oh non, je n’ai pas à enseigner personnellement, justement parce que je ne suis pas un Sage. Mais Aurobindo m’a mis sur la voie qui était la mienne : transmettre ce que l’on m’a donné. Cela ne vient pas de moi. En fait, ma seule ambition n’est pas d’être un Maître, mais un bon serviteur et cela n’est déjà pas si facile.