C'est
un soir d'été à Varanasi, que l'on appelle aussi Bénarès, que je vis Ma
Anandamayee pour la première fois. Je me trouvai alors chez un ami, qui était
un de ses fervents adeptes ; il me demanda si je souhaitais connaître Ma. Je
lui répondis que ce serait pour moi un bonheur inespéré que d'avoir la chance de
rencontrer celle dont j'avais tant entendu parler. Lorsque nous nous rendîmes à
l'Ashram, nous trouvâmes une telle foule de gens devant l'entrée qu'il était
impossible d'y pénétrer. Mon ami voulut savoir quelle était la cause de cet
attroupement. Quelqu'un, dans la foule, lui répondit que Ma était sortie avec
quelques disciples, mais qu'elle ne tarderait pas à revenir. Nous nous
joignîmes donc à la foule impatiente pour l'attendre, nous aussi. J'essayai
d'imaginer comment pouvait être cette femme. Était-ce une dame âgée, aux longs
cheveux nattés ou bien une sannyasini
(celle qui a renoncé au monde) en robe safran et au crâne rasé ?
Elle
ne tarda pas à arriver. À mon plus grand étonnement, je vis, au lieu de
l'ascétique silhouette au visage austère que j'avais imaginée, une charmante
personne très douce, en sari et châle blancs, dont les veux irradiaient un
amour extraordinaire. Mon ami me poussa en avant et, grâce à lui, je me trouvai
en face d'elle. Tous deux, nous la saluâmes avec le plus profond respect. Comme
il la connaissait bien, il me présenta immédiatement. Dès que je levai les yeux
sur le visage de Ma, je sentis son regard bienveillant pénétrer profondément en
mon âme. Je compris alors pourquoi tous ceux qui l'approchaient s'attachaient à
elle avec tant de dévotion. Je lui demandai très humblement si elle accepterait
de me recevoir quelques instants.
Elle
nous fit signe de la suivre dans l'Ashram et m'invita à passer dans une pièce.
J'avais l'intention, en venant, de lui poser de nombreuses questions, mais sa
présence était telle qu'il me suffisait seulement d'être en contact spirituel
avec elle. Après un moment de silence, elle me sourit à nouveau. « Je voudrais
tant pouvoir rester quelque temps avec vous », lui dis-je spontanément. «
Serez-vous en mesure de faire ce qui vous sera demandé ? » me répondit-elle
avec douceur. « Mais oui », m'écriai je, de toute mon âme. Je sentis, alors,
que tout ce que je voulais lui demander me revenait à l'esprit. Je compris
qu'elle pouvait lire mes pensées, car sans que j'aie eu le temps de lui en
faire part, elle se mit à me parler de mes problèmes. Chacune de ses paroles
résonnait au plus profond de mon être. Elle m'insuffla un sentiment que les
mots ne sauraient exprimer. Puis, elle m'autorisa à demeurer à l'Ashram. Je fus
comme pénétré par l'amour si pur et si sublime qui se dégageait d'elle et
fortifié dans ma vocation de suivre la voie spirituelle que j'avais eue dès
l'enfance.
L'amour
que Ma Anandamayee irradie ne ressemble en rien à l'attachement égoïste et
exigeant que les hommes ressentent ordinairement, à cette passion qui souvent
engendre la haine et qui conduit plus souvent à l'amertume et au désespoir qu'à
la paix. Son amour est fondé sur l'unité de toute la création. Selon elle,
l'âme humaine qui se perd au milieu des joies et des facilités de la vie
matérielle est peu à peu étouffée ; la félicité et l'illumination divine, qui
sont inhérentes en nous, ne peuvent plus s'exprimer.
Ma
insiste sur le fait que, tant que l'homme n'en viendra pas à reconnaître
l'unité de tous les éléments qui forment ce monde, la peur et la haine, la
jalousie et les antagonismes, l'orgueil et l'envie, qui empoisonnent les
relations entre les êtres humains et entre les nations, ne prendront jamais
fin. Toute la puissance matérielle, la prospérité économique et les progrès de
la science seront vains. Pour chacun d'entre nous, la véritable réalisation de
soi consiste à libérer son esprit de toutes les superstitions et de tous les
préjugés auxquels il est en proie.
Pendant
mon séjour à l'Ashram, je ressentis vraiment ce que signifiait le lien de la
fraternité. Là, il n'était question ni de riche ou de pauvre, ni de bon ou de
mauvais, ni de supérieur ou d'inférieur, il n'existait entre nous que
compréhension parfaite, respect de chacun et amour mutuel. La chose la plus
belle que J'appris là-bas fut l'amour pour tous mes frères. Ce qui frappait le
plus, chaque fois que nous nous groupions autour de Ma, c'était la sérénité
qu'elle savait nous apporter à tous.
Je
voudrais relater, à ce titre, un incident qui survint à l'Ashram. Cas
exceptionnel dans le monastère, un jeune homme avait eu une attitude
répréhensible qui avait déplu à tous. On estima donc qu'il devait être chassé,
et l'affaire fut portée devant Ma pour qu'elle en décidât. Mais Ma, avec sa
sérénité et sa grâce coutumières, sourit avec compassion et demanda : « Puisque
personne ne veut de ce pauvre garçon désemparé, ne pensez-vous pas qu'il a plus
que jamais besoin de moi ? Que gagneriez-vous, vous et le monde, à ce que ce
jeune homme, induit en erreur, retombât dans l'ornière ? »
Après
avoir entendu ces mots si touchants sortir des lèvres de Ma, nul ne ressentit
plus d'animosité. Tous changèrent de comportement à l'égard du jeune homme. Ce
dernier, bouleversé par une attitude si aimante, se mit à pleurer et tomba aux
pieds de Ma. Il put donc demeurer à l'Ashram, grâce à elle, et devint l'un de
ses disciples les plus fervents.
Tous
ceux qui approchaient Ma voyaient ainsi leurs problèmes se résoudre grâce à son
amour universel. La réponse à tous les dilemmes était l'amour. Je lui demandai
comment il me serait possible d'éprouver un pareil amour envers tous et en tout
temps. Elle me répondit que cet amour se manifeste lorsque toute fausseté
disparaît de nos pensées ou de nos sentiments. Car tout problème n'est, en
dernier ressort, qu'une des multiples manifestations de notre solitude, qu'une expression
de notre ego. C'est l'égoïsme qui empêche la manifestation de l'amour. Tous les
conflits s'apaisent quand les hommes abolissent les barrières des préjugés et
de l'intérêt personnel.
En
la présence de Ma l'angoisse qui m'oppressait disparut, et je me sentis délivré
de la tension que m'infligeait la conscience de mon moi. Par expérience
personnelle, je compris que le fait d'être réceptif à sa grâce me permettait de
me libérer de mes désirs égoïstes et de les transformer en pensées altruistes.
Le mal n'existait pas et ne pouvait pas exister dans l'atmosphère merveilleuse
qu'elle créait autour d'elle.
Ma
éprouvait le même respect pour toutes les religions. Elle me dit un jour : «
Toutes les religions tendent vers un même but, comme tous les cours d'eau vont
à l'océan. Ainsi, nous ne faisons tous qu'un. »
En
Ma, je découvris une fontaine permanente d'amour et de douceur. Son visage
calme et serein, ses réponses bienveillantes et constamment souriantes à toutes
les requêtes, son délicieux sens de l'humour remplissaient l'âme d'aise et de
plaisir.
Chaque
fois que je m'asseyais à ses côtés, il m'était donné de pouvoir me concentrer
intensément. Je fus, une fois, le témoin d'une scène qui se passa dans le
temple, alors que Ma était entrée en état de transe. Une jeune fille de
dix-huit ans, que l'on comptait parmi ses ferventes adeptes, lui effleura les
pieds : elle tomba en extase et se mit à répéter sans jamais s'interrompre le
nom de « Dieu ». Elle demeura dans cet état de ravissement pendant tout le
jour.
À
une autre occasion, Ma me déclara que, partout, il faut consacrer quelque temps
à la méditation. Si cela se révèle impossible, il faut alors observer chaque
jour régulièrement quelques minutes de silence, en abandonnant son esprit aux
forces divines, afin qu'elles puissent pénétrer chaque fibre de notre être.
Avant
mon départ de l'Ashram, Ma me dit : « Efforcez-vous de vous concentrer sur
Dieu, jusqu'à ce que cela devienne partie inhérente de votre nature. Étudier
les livres sacrés, se lier d'amitié avec des gens pieux et écouter les
préceptes spirituels vous aideront à concentrer votre esprit sur ce seul
objectif. Dans l'accomplissement de vos tâches journalières, gardez toujours à
l'esprit que vous vous consacrez à Son œuvre, car l'univers tout entier est Sa
création, et que Lui seul existe partout et en toutes choses. Tout ce que vous ne réalisez que
pour
vous vous enchaîne. Libérez donc votre esprit, lorsque vous œuvrez, de toute
idée de profit personnel et vous atteindrez le salut. »
Après
mon départ de Bénarès, je restais en contact avec Ma. Alors que j'étais à
Delhi, j'appris qu'elle venait d'y arriver et qu'elle se trouvait à l'Ashram
qu'elle avait créé dans cette ville. J'étais alors fiévreux et il ne m'était
pas permis de quitter mon lit. Mais, mon désir d'aller la voir fut tel que je
ne pus y résister. Lorsque Ma me vit en cet état, elle m'appela auprès d'elle.
Je la saluai avec le plus grand respect. Elle posa les paumes de ses mains sur
ma tête et me regarda quelques instants. Puis, elle me demanda : « Est-ce que
vous vous sentez mieux ? » Je lui répondis : « Oui, Ma ». À ma stupéfaction, je
constatai que ma fièvre était tombée.
Un
autre événement de la sorte m'arriva à Paris. Alors qu'un soir je méditait, j'eus
soudain une vision de Ma. Son visage rayonnant était si net qu'il me sembla
qu'elle était devant moi. Ses yeux attentifs ne quittent du reste jamais ceux
qui se souviennent d'elle. J'étais alors dans de grandes inquiétudes, car il me
parvenait sans cesse de chez moi de funestes nouvelles. Mon père était si
gravement malade que le docteur avait informé ma famille qu'il fallait
s'attendre à ce qu'il meure d'un instant à l'autre. Dans la vision que j'eus
alors de Ma, j'eus l'impression qu'elle allait me venir en aide et qu'il
fallait que je la voie. Dès le lendemain, je décidai de retourner en Inde. À
l'aéroport de Delhi, je rencontrai un ami qui se déclara surpris par mon retour
si soudain. Je lui dis que j'étais revenu pour voir Ma Anandamayee et qu'il me
fallait donc prendre le prochain vol pour Varanasi. Il essaya de m'en dissuader
en me disant que je devais rêver, car elle ne s'y trouvait pas à ce moment-là,
étant en voyage au Bengale. Je lui parlai de la vision que j'avais eue et de la
certitude que j'avais qu'elle était bien à Varanasi où je me rendis sur
l'heure.
À
mon arrivée à l'Ashram, un peu après midi, je trouvai porte close, car à cette
heure il est bien rare que l'on vienne voir Ma. Je m'assis donc sur les marches
qui précèdent le portail et j'attendis qu'il se rouvrît. Les yeux fermés, je me
mis à penser intensément 'a Ma. Un quart d'heure plus tard, je les rouvris et
je la vis qui se tenait derrière la grille de la porte.
Ma
demanda à l'un de ses disciples d'ouvrir la grille. Je m'inclinai avec respect
, elle me bénit et me fit signe de la suivre. Puis, elle me déclara être
arrivée le matin même. Elle me demanda si toute ma famille se portait bien.
J'étais persuadé que Ma était en train de lire dans mes pensées. Puis, elle me
regarda intensément dans un silence absolu, et me dit soudain : «Tout va bien à
présent. »
Lorsque
j'arrivai à la maison, j'appris que mon père avait miraculeusement survécu à sa
grave maladie. Je suis convaincu que c'est à Ma que nous devons sa guérison,
car elle s'était produite le jour précis où Ma s'était inquiétée de la santé
des miens.
Yoga, comment éveiller et développer nos forces latentes,
"Au pied des grands sages"
"Au pied des grands sages"